Chapitre XX

Chapitre XX

Depuis une heure, Mme de Brayles s’acharnait à faire et à refaire ses comptes. Mais de quelque façon qu’elle les retournât, elle se heurtait toujours à la terrible réalité : des dettes accumulées, la Reynie hypothéquée, et là, sur son bureau, une pile de lettres de créanciers menaçants réclamant leur dû.

Ce qui lui était resté après la mort de son mari aurait suffi à une femme de goûts simples et sérieux. Mais elle avait voulu continuer sa vie mondaine, suivre le train de ses connaissances plus riches, porter les toilettes du grand faiseur. Il lui fallut bien vite avoir recours aux emprunts. Elle devait ainsi d’assez fortes sommes à plusieurs de ses amies, à Éléonore en particulier. Ces temps derniers, elle s’était adressée à Mme de Ghiliac, qui paraissait mieux disposée à son égard. Mais tous ces expédients étaient usés maintenant, Roberte se trouvait acculée à la ruine honteuse. Et après, ce serait la misère, l’abandon de toutes les brillantes connaissances.

Elle s’était renversée sur son fauteuil, dans une attitude d’abattement complet. Tout s’effondrait pour elle. Car, depuis la mort du baron de Brayles, elle n’avait vécu que dans l’espoir de toucher un jour le cœur d’Élie. Le second mariage du marquis l’avait atterrée, en lui faisant paraître désormais l’existence sans but. Et là-dessus la vue à peu près quotidienne de Valderez, la certitude de l’amour profond d’Élie pour sa femme étaient venues exciter sa jalousie, jusqu’à la transformer peu à peu en haine, en désir ardent de nuire à cette jeune femme, et de la faire souffrir.

C’était le motif de perfides insinuations telles que celles de la veille, c’était le but poursuivi dans ses essais de coquetterie provocante à l’égard de M. de Ghiliac, — coquetterie qu’elle savait de longue date sans effet sur lui, mais qui pouvait inquiéter Valderez, et lui porter ombrage.

Elle comprenait cependant que tous ses efforts demeuraient infructueux, par le fait qu’Élie la devinait trop bien et ne cessait d’exercer une vigilance constante autour de sa femme. Et cette constatation l’exaspérait encore, tendait jusqu’au dernier point toutes les forces haineuses de son âme.

Il faut que j’aille prendre l’air, que je marche un peu ! murmura-t-elle tout à coup. J’ai le cerveau en feu, avec tous ces abominables comptes.

Elle sonna sa femme de chambre, demanda un vêtement et un chapeau, puis s’en alla, au hasard, dans la direction du bois de Vrinières.

Elle avait un instinctif désir de solitude, et, au lieu de prendre la route qui traversait le bois, s’engagea dans un sentier parallèle à cette route, que l’on apercevait à travers les arbres.

Elle allait d’un pas saccadé, l’esprit absorbé dans une vision, toujours la même, insensible au charme de cette matinée automnale, à la fraîcheur délicieuse de la brise, à la splendeur des feuillages ocrés et brunis qui s’agitaient doucement au-dessus de sa tête et bruissaient sous ses pas.

Tout à coup, elle s’arrêta, les yeux fixes. Sur la route s’avançait un couple, reconnaissable entre tous. Lui, inclinant un peu sa taille svelte, parlait à la jeune femme, qui s’appuyait à son bras avec le confiant abandon de l’épouse qui se sait aimée. La même expression d’amour tendre et profond se discernait sur leurs physionomies. Et celle de M. de Ghiliac en était tellement transformée que Roberte crut voir en lui un autre homme.

Elle ferma un instant les yeux en se retenant à un arbre. Une douleur atroce l’étreignait, la raidissait tout à coup.

Quand ses paupières se soulevèrent de nouveau, elle vit qu’ils s’étaient arrêtés au milieu de la route. Et la voix de Valderez s’éleva, très gaie…

Que vois-je là ! Élie, votre cravate est de travers ! Mon pauvre ami, qu’est-il donc arrivé ?

Il eut un joyeux éclat de rire.

Simplement que j’ai envoyé promener Florentin, qui m’impatientait aujourd’hui, car je savais que vous m’attendiez et je ne voulais pas vous faire manquer l’heure de la messe. Or, il n’avait pas achevé de fixer ma cravate convenablement, et moi je n’y ai plus pensé.

Attendez que je vous arrange cela. Vous allez perdre votre réputation d’élégance, mon cher mari !

À moins que cela ne paraisse, au snobisme de mes contemporains, une aimable négligence voulue, qu’ils s’empresseront d’imiter. On leur ferait adopter ainsi les modes les plus saugrenues… C’est fait ? Merci, ma chérie. Vous êtes d’une adresse qui ferait honte à Florentin lui-même, le modèle des valets de chambre cependant.

Il prit les mains de la jeune femme, les baisa longuement, puis tous deux s’en allèrent le long de la route semée de feuilles mortes, dans la lumière pâlie que répandait le soleil d’automne.

Et Roberte les regardait, en comprimant son cœur qui battait désordonnément. Ils s’en allaient dans tout l’enivrement de leur bonheur… Et elle n’était plus qu’une épave, de laquelle chacun se détournerait demain.

Comme il la regardait tout à l’heure, cette Valderez qui triomphait là où toutes avaient échoué ! Qu’il devait être enivrant d’être aimée de lui !… aimée à ce point surtout !

Une fièvre de désespoir et de fureur l’agitait. Elle se mit à marcher à travers le bois, jusqu’à ce que, à bout de forces, elle reprît le chemin de la Reynie.

M. le marquis de Ghiliac vient d’arriver et attend Madame la baronne dans le petit salon, dit la femme qui lui ouvrit.

Elle eut un sursaut de stupéfaction. Élie n’était jamais venu la voir en dehors de ses jours de réception. Il fallait qu’une raison grave l’amenât…

Et Roberte songea aussitôt :

Sa femme lui aura raconté ce que je lui avais dit, et il vient me faire des reproches.

Un léger frisson d’effroi la secoua à la pensée d’affronter l’irritation trop légitime de cet homme qui avait la réputation d’être impitoyable.

Elle s’arrêta un long moment, la main sur le bouton de la porte. Enfin, elle ouvrit et s’avança lentement au milieu du salon.

M. de Ghiliac se tenait debout devant une fenêtre. Il se détourna et elle vit se poser sur elle ces yeux sombres et durs que redoutaient tant ceux qui avaient encouru son mécontentement. — Je désire vous dire quelque chose, madame, déclara-t-il froidement.

Elle balbutia :

Mais certainement… je suis à votre disposition. Asseyez-vous, Élie…

Il refusa du geste.

C’est inutile. Quelques mots suffiront, d’autant plus que vous vous doutez déjà, naturellement, du motif qui m’amène ?

Mais non, pas du tout !

Ne rusez pas avec moi, c’est peine perdue. Vous comprenez que je n’ai pas été sans rechercher la cause de l’émotion pénible de ma femme, trop visible, non moins que votre mine agitée et mauvaise, et l’air gêné de ma mère, lorsque je suis entré dans le petit salon de la Voglerie. Valderez m’a tout appris. Vous ne vous étonnerez donc pas que je vous prie, madame, de ne plus paraître chez moi.

Le visage empourpré de Roberte blêmit soudainement. Pendant quelques secondes, elle regarda Élie avec des yeux dilatés, comme une personne qui ne comprend pas.

Vous… me fermez-vous votre porte ? dit-elle enfin, d’une voix rauque.

Vous faisiez depuis quelque temps tout ce qu’il fallait pour cela. Cette odieuse méchanceté n’a été que le couronnement de vos manœuvres perfides. Ne vous en prenez qu’à vous de ce qui arrive.

Il fit un pas vers la porte. Mais elle s’avança et posa sa main sur son bras.

Élie, ce n’est pas possible ! Vous n’allez pas finir une amitié de tant d’années ! J’ai eu tort, je le sais, j’ai été mauvaise… mais vous n’ignorez pas pourquoi ?

Sa main tremblait et une supplication humble et passionnée s’exprimait dans son regard.

M. de Ghiliac s’écarta d’un mouvement hautain.

Je n’ai pas à le savoir, madame. Je ne considère que le fait, qui aurait pu occasionner une souffrance à ma femme, si elle ne m’avait accordé sa confiance absolue. Elle vous pardonne, mais moi, non, et tous les rappels d’une amitié, qui fut d’ailleurs toujours de ma part assez banale, ne changeront rien à ma résolution.

Il sort après un bref salut… Et Roberte demeura au milieu du salon, anéantie, les joues en feu, croyant voir encore sur elle ce regard de mépris altier qui s’y était arrêté pendant quelques secondes.

M. de Ghiliac, en quittant la Reynie, avait pris un raccourci qui l’amena à une des petites portes du parc. Il gagna de là les jardins, dans l’intention d’aller visiter se serres. L’exécution qu’il venait de faire ne lui avait procuré que l’émotion désagréable éprouvée par tout gentilhomme lorsqu’il se voit dans l’obligation de donner une leçon un peu dure à une femme. Et encore était-elle atténuée par le profond ressentiment qu’il gardait contre Roberte pour avoir tenté de faire souffrir Valderez. En arrivant près d’une des serres, il se croisa avec sa mère qui en sortait, quelques fleurs à la main. Le pli d’irritation qui barrait le front de la marquise s’effaça à la vue d’Élie.

Vous n’avez donc pas fait de promenade à cheval, ce matin ? dit-elle en lui tendant sa main à baiser.

Non, j’ai fait le piéton, aujourd’hui. Le bois de Vrinières était délicieux, par cette fraîcheur. Vous venez de choisir vos fleurs ?

Oui… mais je désirais surtout un iris rose, et j’ai dû constater qu’il n’en restait plus un seul. Germain m’a dit que Valderez les avait tous fait cueillir ce matin pour l’église. Cela m’a fort étonnée, car vous ne permettez guère que l’on dévalise ainsi vos plantes rares.

Elle s’essayait à parler d’un ton calme, mais sa physionomie décelait malgré tout quelque chose du mécontentement qui l’agitait.

Il riposta tranquillement :

Oui, il y a une fête à l’église, demain. Valderez est absolument maîtresse d’agir comme il lui plaît, en cela comme en autre chose, et elle sait beaucoup mieux que moi la meilleure manière d’employer ces fleurs. Si vous tenez à ces iris, ma mère, vous n’avez qu’à les lui demander ; elle n’a pas dû les faire porter encore au presbytère.

Non, merci ! je m’en passerai, dit-elle sèchement.

Elle se dirigea vers une allée conduisant au château, et M. de Ghiliac, au lieu d’entrer dans la serre, se mit à marcher près d’elle.

J’ai une petite communication à vous faire, ma mère, dit-il d’un ton froid. Vous avez été témoin des misérables insinuations de Mme de Brayles à ma femme avant-hier. Vous ne vous étonnerez donc pas que je l’aie priée de ne plus remettre les pieds chez moi.

Mme de Ghiliac eut un léger mouvement de stupéfaction.

Vous avez fait cela, Élie !… pour Roberte que vous connaissez depuis si longtemps ?

Je l’aurais fait pour ma sœur elle-même, si elle s’était permis de chercher à me salir aux yeux de ma femme, dit-il durement. Et je tiens à ce qu’on sache bien que toutes les manœuvres tendant à nous détacher l’un de l’autre, complètement inutiles d’ailleurs, ne seront jamais tolérées par moi.

Les mains de Mme de Ghiliac frémirent, et une teinte pourpre monta à ses joues.

En vérité, mon cher Élie, croyez-vous donc que l’on en veuille ainsi à l’union de votre ménage ? dit-elle en essayant de prendre un ton mi-sérieux, mi plaisant. Je ne nie pas que Roberte, aveuglée par sa passion pour vous, n’ait été un peu loin, mais Valderez est assez intelligente et vous connaît suffisamment maintenant pour ne pas accorder créance à des racontars de ce genre.

Oui, elle me connaît “maintenant”. Mais il n’en était pas ainsi le jour de notre mariage.

Le regard éperdu de Mme de Ghiliac rencontra celui de son fils. Et elle comprit qu’il savait tout.

Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle presque machinalement.

Vous ne l’ignorez pas, ma mère, et il est préférable, à cause du respect que je vous dois, de ne pas nous étendre sur ce sujet. Je tiens seulement à ce que vous sachiez que Valderez ne m’a pas révélé la personnalité de celle qui lui a si bien présenté d’avance son mari, et que c’est moi qui l’ai devinée aussitôt, car j’avais déjà l’intuition de vos sentiments à l’égard de ma femme. Si l’exemple de celle-ci me rend un jour moins imparfait, j’essayerai d’oublier. Jusque-là, je me souviendrai toujours que ma mère a tout tenté pour me séparer d’une jeune femme, coupable seulement d’être trop belle, trop délicieusement bonne, trop apte à faire de moi un homme heureux et un homme utile.

Élie ! balbutia-t-elle d’une voix étouffée.

C’est fini, ma mère ! dit-il du même ton glacé. Je ne dois pas en dire davantage. Vous serez toujours chez vous ici, pourvu que vous compreniez que toutes les intrigues autour de Valderez doivent cesser complètement.

Il s’inclina et revint sur ses pas, se dirigeant de nouveau vers les serres.

Mme de Ghiliac se remit en marche, machinalement. Les paroles de son fils bourdonnaient toujours à ses oreilles. Sous les apparences correctes d’Élie, elle avait senti quelque chose qui ressemblait fort à du mépris. Et une souffrance soudaine l’accablait, — souffrance faite d’humiliation, de sourde fureur contre Valderez, de douleur aiguë à la pensée qu’elle s’était à jamais fermé le cœur de son fils.

Déjà, depuis quelque temps, elle avait remarqué sa froideur plus accentuée. Et hier soir surtout… Elle avait eu l’intuition qu’il s’était passé quelque chose, dès qu’elle les avait vus entrer tout deux, à l’heure du thé, si gais et si radieux. Le duc de Versanges lui avait même fait observer en souriant : “Je crois que plus ils vont, plus ils sont en lune de miel, des deux jeunes gens-là !

C’était exact. Tout ce qu’elle avait tenté, dans sa crainte jalouse, aboutissait finalement au triomphe de cette Valderez haïe. Et quel triomphe complet, absolu !

Elle s’écarta tout à coup d’un mouvement brusque et prit une allée transversale. Là-bas, elle venait d’apercevoir Valderez qui arrivait, tenant par la main Guillemette et causant gaiement avec son frère Roland, tandis que derrière eux trottinait Benaki. Mme de Ghiliac se sentait en ce moment incapable de se trouver en face d’elle, de rencontrer le regard rayonnent de ces yeux incomparables qui avaient si complètement ensorcelé Élie. Et elle s’éloigna, l’âme ulcérée, tandis que parvenaient à ses oreilles un joyeux éclat de rire de la jeune femme et cette phrase apportée par le vent :

Je le demanderai tout à l’heure à ton papa, Guillemette, je te le promets.

Ah ! oui, elle pouvait lui demander tout, tout ! Cette fois, Élie de Ghiliac avait trouvé plus fort que lui, en cette jeune femme devant laquelle capitulait son orgueil, et s’inclinait sa volonté impérieuse.

* * *

Vers l’approche de Noël, Élie et sa femme, après un court séjour à Paris, gagnèrent le Jura avec Guillemette. Les Hauts-Sapins, qui avaient vu partir Valderez brisée par l’angoisse, la revirent épouse heureuse entre toutes. La vieille Chrétienne faillit tomber de son haut devant ce résultat inattendu d’une union entourée des plus néfastes présages. Cet époux modèle, ce beau-frère affectueux et charmant, était-il bien le même homme que le fiancé si froid qui avait enlevé Valderez de Noclare aux Hauts-Sapins ?

Et pourtant, la neige est tombée le jour de leur mariage ! murmurait la vieille servante en les regardant s’en aller pour quelque promenade, tendrement appuyés l’un sur l’autre.

Chrétienne ne devait pas être la seule à s’étonner. Peu à peu, sous la douce influence de cette compagne à l’âme charmante, si élevée et si profondément chrétienne, Élie devenait un autre homme. La haute société mondaine le vit, avec stupéfaction, s’occuper d’œuvres sociales et religieuses. Cette intelligence supérieure, ce charme irrésistible, qui avaient fait du marquis de Ghiliac l’idole du monde, lui servaient à conquérir les déshérités de l’existence, vite séduits par la grave bonté et la générosité délicate de ce grand seigneur toujours affable et simple à leur égard. Discrètement, et sans se lasser devant l’insuccès et l’ingratitude, Valderez et lui multipliaient les bienfaits, unis dans la charité comme ils l’étaient pour toute chose. Ils offraient l’image du ménage modèle, et la belle marquise de Ghiliac, qui se prêtait avec bonne grâce, mais sans enthousiasme, aux obligations mondaines nécessitées par son rang, était donnée en exemple aux jeunes personnes par les mères de famille sérieuses.

Bah ! tout cela ne durera pas ! disaient certaines gens, qu’irritait ce tranquille bonheur basé sur la paix du foyer, sur le devoir et sur l’amour chrétien. Les fleurs se fanent, les roses s’effeuillent…

Le duc de Versanges, qui entendit le propos, le rapporta à son neveu, un après-midi où il se trouvait à l’hôtel de Ghiliac. Dans le joli salon clair et simple où elle se tenait habituellement, Valderez venait d’endormir le tout petit Gabriel, dont la naissance avait porté à son comble le bonheur d’Élie. Assis près de sa femme, la main posée sur la chevelure de Guillemette blottie contre lui, M. de Ghiliac contemplait son fils.

Aux paroles du vieux duc, il leva les yeux vers Valderez ; les deux époux échangèrent un sourire de tendre confiance, un long regard d’amour. Puis, se tournant vers son oncle, M. de Ghiliac dit gaiement :

Laissez-moi, mon cher oncle, vous répondre par cette seule pensée de Mme Swetchine : “Les roses humaines blanchissent, elles ne se fanent pas”.

F i n