Chapitre XX

Chapitre XX

Depuis une heure, Mme de Brayles s’acharnait à faire et à refaire ses comptes. Mais de quelque façon qu’elle les retournât, elle se heurtait toujours à la terrible réalité : des dettes accumulées, la Reynie hypothéquée, et là, sur son bureau, une pile de lettres de créanciers menaçants réclamant leur dû.

Ce qui lui était resté après la mort de son mari aurait suffi à une femme de goûts simples et sérieux. Mais elle avait voulu continuer sa vie mondaine, suivre le train de ses connaissances plus riches, porter les toilettes du grand faiseur. Il lui fallut bien vite avoir recours aux emprunts. Elle devait ainsi d’assez fortes sommes à plusieurs de ses amies, à Éléonore en particulier. Ces temps derniers, elle s’était adressée à Mme de Ghiliac, qui paraissait mieux disposée à son égard. Mais tous ces expédients étaient usés maintenant, Roberte se trouvait acculée à la ruine honteuse. Et après, ce serait la misère, l’abandon de toutes les brillantes connaissances.

Elle s’était renversée sur son fauteuil, dans une attitude d’abattement complet. Tout s’effondrait pour elle. Car, depuis la mort du baron de Brayles, elle n’avait vécu que dans l’espoir de toucher un jour le cœur d’Élie. Le second mariage du marquis l’avait atterrée, en lui faisant paraître désormais l’existence sans but. Et là-dessus la vue à peu près quotidienne de Valderez, la certitude de l’amour profond d’Élie pour sa femme étaient venues exciter sa jalousie, jusqu’à la transformer peu à peu en haine, en désir ardent de nuire à cette jeune femme, et de la faire souffrir.

C’était le motif de perfides insinuations telles que celles de la veille, c’était le but poursuivi dans ses essais de coquetterie provocante à l’égard de M. de Ghiliac, — coquetterie qu’elle savait de longue date sans effet sur lui, mais qui pouvait inquiéter Valderez, et lui porter ombrage.

Elle comprenait cependant que tous ses efforts demeuraient infructueux, par le fait qu’Élie la devinait trop bien et ne cessait d’exercer une vigilance constante autour de sa femme. Et cette constatation l’exaspérait encore, tendait jusqu’au dernier point toutes les forces haineuses de son âme.

Il faut que j’aille prendre l’air, que je marche un peu ! murmura-t-elle tout à coup. J’ai le cerveau en feu, avec tous ces abominables comptes.

Elle sonna sa femme de chambre, demanda un vêtement et un chapeau, puis s’en alla, au hasard, dans la direction du bois de Vrinières.

Elle avait un instinctif désir de solitude, et, au lieu de prendre la route qui traversait le bois, s’engagea dans un sentier parallèle à cette route, que l’on apercevait à travers les arbres.

Elle allait d’un pas saccadé, l’esprit absorbé dans une vision, toujours la même, insensible au charme de cette matinée automnale, à la fraîcheur délicieuse de la brise, à la splendeur des feuillages ocrés et brunis qui s’agitaient doucement au-dessus de sa tête et bruissaient sous ses pas.

Tout à coup, elle s’arrêta, les yeux fixes. Sur la route s’avançait un couple, reconnaissable entre tous. Lui, inclinant un peu sa taille svelte, parlait à la jeune femme, qui s’appuyait à son bras avec le confiant abandon de l’épouse qui se sait aimée. La même expression d’amour tendre et profond se discernait sur leurs physionomies. Et celle de M. de Ghiliac en était tellement transformée que Roberte crut voir en lui un autre homme.

Elle ferma un instant les yeux en se retenant à un arbre. Une douleur atroce l’étreignait, la raidissait tout à coup.

Quand ses paupières se soulevèrent de nouveau, elle vit qu’ils s’étaient arrêtés au milieu de la route. Et la voix de Valderez s’éleva, très gaie…

Que vois-je là ! Élie, votre cravate est de travers ! Mon pauvre ami, qu’est-il donc arrivé ?

Il eut un joyeux éclat de rire.

Simplement que j’ai envoyé promener Florentin, qui m’impatientait aujourd’hui, car je savais que vous m’attendiez et je ne voulais pas vous faire manquer l’heure de la messe. Or, il n’avait pas achevé de fixer ma cravate convenablement, et moi je n’y ai plus pensé.

Attendez que je vous arrange cela. Vous allez perdre votre réputation d’élégance, mon cher mari !

À moins que cela ne paraisse, au snobisme de mes contemporains, une aimable négligence voulue, qu’ils s’empresseront d’imiter. On leur ferait adopter ainsi les modes les plus saugrenues… C’est fait ? Merci, ma chérie. Vous êtes d’une adresse qui ferait honte à Florentin lui-même, le modèle des valets de chambre cependant.

Il prit les mains de la jeune femme, les baisa longuement, puis tous deux s’en allèrent le long de la route semée de feuilles mortes, dans la lumière pâlie que répandait le soleil d’automne.

Et Roberte les regardait, en comprimant son cœur qui battait désordonnément. Ils s’en allaient dans tout l’enivrement de leur bonheur… Et elle n’était plus qu’une épave, de laquelle chacun se détournerait demain.

Comme il la regardait tout à l’heure, cette Valderez qui triomphait là où toutes avaient échoué ! Qu’il devait être enivrant d’être aimée de lui !… aimée à ce point surtout !

Une fièvre de désespoir et de fureur l’agitait. Elle se mit à marcher à travers le bois, jusqu’à ce que, à bout de forces, elle reprît le chemin de la Reynie.

M. le marquis de Ghiliac vient d’arriver et attend Madame la baronne dans le petit salon, dit la femme qui lui ouvrit.

Elle eut un sursaut de stupéfaction. Élie n’était jamais venu la voir en dehors de ses jours de réception. Il fallait qu’une raison grave l’amenât…

Et Roberte songea aussitôt :

Sa femme lui aura raconté ce que je lui avais dit, et il vient me faire des reproches.

Un léger frisson d’effroi la secoua à la pensée d’affronter l’irritation trop légitime de cet homme qui avait la réputation d’être impitoyable.

Elle s’arrêta un long moment, la main sur le bouton de la porte. Enfin, elle ouvrit et s’avança lentement au milieu du salon.

M. de Ghiliac se tenait debout devant une fenêtre. Il se détourna et elle vit se poser sur elle ces yeux sombres et durs que redoutaient tant ceux qui avaient encouru son mécontentement. — Je désire vous dire quelque chose, madame, déclara-t-il froidement.

Elle balbutia :

Mais certainement… je suis à votre disposition. Asseyez-vous, Élie…

Il refusa du geste.

C’est inutile. Quelques mots suffiront, d’autant plus que vous vous doutez déjà, naturellement, du motif qui m’amène ?

Mais non, pas du tout !

Ne rusez pas avec moi, c’est peine perdue. Vous comprenez que je n’ai pas été sans rechercher la cause de l’émotion pénible de ma femme, trop visible, non moins que votre mine agitée et mauvaise, et l’air gêné de ma mère, lorsque je suis entré dans le petit salon de la Voglerie. Valderez m’a tout appris. Vous ne vous étonnerez donc pas que je vous prie, madame, de ne plus paraître chez moi.

Le visage empourpré de Roberte blêmit soudainement. Pendant quelques secondes, elle regarda Élie avec des yeux dilatés, comme une personne qui ne comprend pas.

Vous… me fermez-vous votre porte ? dit-elle enfin, d’une voix rauque.

Vous faisiez depuis quelque temps tout ce qu’il fallait pour cela. Cette odieuse méchanceté n’a été que le couronnement de vos manœuvres perfides. Ne vous en prenez qu’à vous de ce qui arrive.

Il fit un pas vers la porte. Mais elle s’avança et posa sa main sur son bras.

Élie, ce n’est pas possible ! Vous n’allez pas finir une amitié de tant d’années ! J’ai eu tort, je le sais, j’ai été mauvaise… mais vous n’ignorez pas pourquoi ?

Sa main tremblait et une supplication humble et passionnée s’exprimait dans son regard.

M. de Ghiliac s’écarta d’un mouvement hautain.

Je n’ai pas à le savoir, madame. Je ne considère que le fait, qui aurait pu occasionner une souffrance à ma femme, si elle ne m’avait accordé sa confiance absolue. Elle vous pardonne, mais moi, non, et tous les rappels d’une amitié, qui fut d’ailleurs toujours de ma part assez banale, ne changeront rien à ma résolution.

Il sort après un bref salut… Et Roberte demeura au milieu du salon, anéantie, les joues en feu, croyant voir encore sur elle ce regard de mépris altier qui s’y était arrêté pendant quelques secondes.

M. de Ghiliac, en quittant la Reynie, avait pris un raccourci qui l’amena à une des petites portes du parc. Il gagna de là les jardins, dans l’intention d’aller visiter se serres. L’exécution qu’il venait de faire ne lui avait procuré que l’émotion désagréable éprouvée par tout gentilhomme lorsqu’il se voit dans l’obligation de donner une leçon un peu dure à une femme. Et encore était-elle atténuée par le profond ressentiment qu’il gardait contre Roberte pour avoir tenté de faire souffrir Valderez. En arrivant près d’une des serres, il se croisa avec sa mère qui en sortait, quelques fleurs à la main. Le pli d’irritation qui barrait le front de la marquise s’effaça à la vue d’Élie.

Vous n’avez donc pas fait de promenade à cheval, ce matin ? dit-elle en lui tendant sa main à baiser.

Non, j’ai fait le piéton, aujourd’hui. Le bois de Vrinières était délicieux, par cette fraîcheur. Vous venez de choisir vos fleurs ?

Oui… mais je désirais surtout un iris rose, et j’ai dû constater qu’il n’en restait plus un seul. Germain m’a dit que Valderez les avait tous fait cueillir ce matin pour l’église. Cela m’a fort étonnée, car vous ne permettez guère que l’on dévalise ainsi vos plantes rares.

Elle s’essayait à parler d’un ton calme, mais sa physionomie décelait malgré tout quelque chose du mécontentement qui l’agitait.

Il riposta tranquillement :

Oui, il y a une fête à l’église, demain. Valderez est absolument maîtresse d’agir comme il lui plaît, en cela comme en autre chose, et elle sait beaucoup mieux que moi la meilleure manière d’employer ces fleurs. Si vous tenez à ces iris, ma mère, vous n’avez qu’à les lui demander ; elle n’a pas dû les faire porter encore au presbytère.

Non, merci ! je m’en passerai, dit-elle sèchement.

Elle se dirigea vers une allée conduisant au château, et M. de Ghiliac, au lieu d’entrer dans la serre, se mit à marcher près d’elle.

J’ai une petite communication à vous faire, ma mère, dit-il d’un ton froid. Vous avez été témoin des misérables insinuations de Mme de Brayles à ma femme avant-hier. Vous ne vous étonnerez donc pas que je l’aie priée de ne plus remettre les pieds chez moi.

Mme de Ghiliac eut un léger mouvement de stupéfaction.

Vous avez fait cela, Élie !… pour Roberte que vous connaissez depuis si longtemps ?

Je l’aurais fait pour ma sœur elle-même, si elle s’était permis de chercher à me salir aux yeux de ma femme, dit-il durement. Et je tiens à ce qu’on sache bien que toutes les manœuvres tendant à nous détacher l’un de l’autre, complètement inutiles d’ailleurs, ne seront jamais tolérées par moi.

Les mains de Mme de Ghiliac frémirent, et une teinte pourpre monta à ses joues.

En vérité, mon cher Élie, croyez-vous donc que l’on en veuille ainsi à l’union de votre ménage ? dit-elle en essayant de prendre un ton mi-sérieux, mi plaisant. Je ne nie pas que Roberte, aveuglée par sa passion pour vous, n’ait été un peu loin, mais Valderez est assez intelligente et vous connaît suffisamment maintenant pour ne pas accorder créance à des racontars de ce genre.

Oui, elle me connaît “maintenant”. Mais il n’en était pas ainsi le jour de notre mariage.

Le regard éperdu de Mme de Ghiliac rencontra celui de son fils. Et elle comprit qu’il savait tout.

Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle presque machinalement.

Vous ne l’ignorez pas, ma mère, et il est préférable, à cause du respect que je vous dois, de ne pas nous étendre sur ce sujet. Je tiens seulement à ce que vous sachiez que Valderez ne m’a pas révélé la personnalité de celle qui lui a si bien présenté d’avance son mari, et que c’est moi qui l’ai devinée aussitôt, car j’avais déjà l’intuition de vos sentiments à l’égard de ma femme. Si l’exemple de celle-ci me rend un jour moins imparfait, j’essayerai d’oublier. Jusque-là, je me souviendrai toujours que ma mère a tout tenté pour me séparer d’une jeune femme, coupable seulement d’être trop belle, trop délicieusement bonne, trop apte à faire de moi un homme heureux et un homme utile.

Élie ! balbutia-t-elle d’une voix étouffée.

C’est fini, ma mère ! dit-il du même ton glacé. Je ne dois pas en dire davantage. Vous serez toujours chez vous ici, pourvu que vous compreniez que toutes les intrigues autour de Valderez doivent cesser complètement.

Il s’inclina et revint sur ses pas, se dirigeant de nouveau vers les serres.

Mme de Ghiliac se remit en marche, machinalement. Les paroles de son fils bourdonnaient toujours à ses oreilles. Sous les apparences correctes d’Élie, elle avait senti quelque chose qui ressemblait fort à du mépris. Et une souffrance soudaine l’accablait, — souffrance faite d’humiliation, de sourde fureur contre Valderez, de douleur aiguë à la pensée qu’elle s’était à jamais fermé le cœur de son fils.

Déjà, depuis quelque temps, elle avait remarqué sa froideur plus accentuée. Et hier soir surtout… Elle avait eu l’intuition qu’il s’était passé quelque chose, dès qu’elle les avait vus entrer tout deux, à l’heure du thé, si gais et si radieux. Le duc de Versanges lui avait même fait observer en souriant : “Je crois que plus ils vont, plus ils sont en lune de miel, des deux jeunes gens-là !

C’était exact. Tout ce qu’elle avait tenté, dans sa crainte jalouse, aboutissait finalement au triomphe de cette Valderez haïe. Et quel triomphe complet, absolu !

Elle s’écarta tout à coup d’un mouvement brusque et prit une allée transversale. Là-bas, elle venait d’apercevoir Valderez qui arrivait, tenant par la main Guillemette et causant gaiement avec son frère Roland, tandis que derrière eux trottinait Benaki. Mme de Ghiliac se sentait en ce moment incapable de se trouver en face d’elle, de rencontrer le regard rayonnent de ces yeux incomparables qui avaient si complètement ensorcelé Élie. Et elle s’éloigna, l’âme ulcérée, tandis que parvenaient à ses oreilles un joyeux éclat de rire de la jeune femme et cette phrase apportée par le vent :

Je le demanderai tout à l’heure à ton papa, Guillemette, je te le promets.

Ah ! oui, elle pouvait lui demander tout, tout ! Cette fois, Élie de Ghiliac avait trouvé plus fort que lui, en cette jeune femme devant laquelle capitulait son orgueil, et s’inclinait sa volonté impérieuse.

* * *

Vers l’approche de Noël, Élie et sa femme, après un court séjour à Paris, gagnèrent le Jura avec Guillemette. Les Hauts-Sapins, qui avaient vu partir Valderez brisée par l’angoisse, la revirent épouse heureuse entre toutes. La vieille Chrétienne faillit tomber de son haut devant ce résultat inattendu d’une union entourée des plus néfastes présages. Cet époux modèle, ce beau-frère affectueux et charmant, était-il bien le même homme que le fiancé si froid qui avait enlevé Valderez de Noclare aux Hauts-Sapins ?

Et pourtant, la neige est tombée le jour de leur mariage ! murmurait la vieille servante en les regardant s’en aller pour quelque promenade, tendrement appuyés l’un sur l’autre.

Chrétienne ne devait pas être la seule à s’étonner. Peu à peu, sous la douce influence de cette compagne à l’âme charmante, si élevée et si profondément chrétienne, Élie devenait un autre homme. La haute société mondaine le vit, avec stupéfaction, s’occuper d’œuvres sociales et religieuses. Cette intelligence supérieure, ce charme irrésistible, qui avaient fait du marquis de Ghiliac l’idole du monde, lui servaient à conquérir les déshérités de l’existence, vite séduits par la grave bonté et la générosité délicate de ce grand seigneur toujours affable et simple à leur égard. Discrètement, et sans se lasser devant l’insuccès et l’ingratitude, Valderez et lui multipliaient les bienfaits, unis dans la charité comme ils l’étaient pour toute chose. Ils offraient l’image du ménage modèle, et la belle marquise de Ghiliac, qui se prêtait avec bonne grâce, mais sans enthousiasme, aux obligations mondaines nécessitées par son rang, était donnée en exemple aux jeunes personnes par les mères de famille sérieuses.

Bah ! tout cela ne durera pas ! disaient certaines gens, qu’irritait ce tranquille bonheur basé sur la paix du foyer, sur le devoir et sur l’amour chrétien. Les fleurs se fanent, les roses s’effeuillent…

Le duc de Versanges, qui entendit le propos, le rapporta à son neveu, un après-midi où il se trouvait à l’hôtel de Ghiliac. Dans le joli salon clair et simple où elle se tenait habituellement, Valderez venait d’endormir le tout petit Gabriel, dont la naissance avait porté à son comble le bonheur d’Élie. Assis près de sa femme, la main posée sur la chevelure de Guillemette blottie contre lui, M. de Ghiliac contemplait son fils.

Aux paroles du vieux duc, il leva les yeux vers Valderez ; les deux époux échangèrent un sourire de tendre confiance, un long regard d’amour. Puis, se tournant vers son oncle, M. de Ghiliac dit gaiement :

Laissez-moi, mon cher oncle, vous répondre par cette seule pensée de Mme Swetchine : “Les roses humaines blanchissent, elles ne se fanent pas”.

F i n


Chapitre XIX

Chapitre XIX

Valderez, assise près d’une des fenêtres du salon qui précédait sa chambre, songeait, les yeux fixés sur les frondaisons brunissantes des arbres du parc, qui, là-bas, se montraient à la limite des jardins.

Le malaise de cette nuit ne laissait d’autre trace qu’un peu de fatigue. M. de Ghiliac, en venant voir sa femme ce matin, avait tenu cependant à ce qu’elle restât déjeuner chez elle, afin de se reposer complètement. Et cet homme si froidement personnel, selon Mme de Ghiliac et Mme de Brayles, ce mari qui laissait là avec tant de désinvolture sa première femme malade était demeuré longuement près de Valderez, la distrayant par sa causerie, s’informant de tout ce qu’elle pouvait désirer et donnant lui-même ses instructions au chef afin que lui fût servi un repas à la fois léger et reconstituant.

Aucune allusion n’avait été faite à ce qui s’était passé dans le petit salon de la Voglerie. Valderez était certaine cependant que son mari avait deviné quelque chose, et qu’il lui demanderait des explications à ce sujet. C’était son droit, c’était son devoir, et elle était prête à les lui donner.

Les paroles perfides de Mme de Brayles, après la première émotion passée, n’avaient laissé aucune impression en elle. Élie pouvait avoir de graves défauts, mais quant à être coupable de ce crime, jamais ! Quelle créature odieuse était donc cette jeune femme, qui osait lui parler ainsi de son mari, insinuer de misérables calomnies ?

Mais Valderez se demandait, depuis quelque temps, si une autre n’avait pas usé, à son égard, d’une perfidie analogue, en lui dévoilant à l’avance et en exagérant les défauts d’Élie, et ses torts envers sa première femme.

Maintenant, elle l’attendait. Il lui avait dit qu’il reviendrait après le déjeuner, aussitôt que ses devoirs de maître de maison le laisseraient libre. Et un émoi, à la fois craintif et très doux, faisait palpiter un peu le cœur de Valderez, à la pensée de cette entrevue.

Voici qu’il entrait, qu’il s’avançait vivement, en homme qui a trouvé le temps long.

Ce pauvre bavard de lord Germhann m’a retenu indéfiniment au fumoir ! J’avais cependant une telle hâte de venir voir comment vous vous trouviez !

Mais je suis très bien, je vous assure ! J’aurais vraiment pu descendre pour le déjeuner.

Il s’asseyait près d’elle, sur le petit canapé où elle se trouvait, et lui prit la main en la couvrant de ce regard si profond et si doux qu’il avait pour elle depuis quelque temps.

Non, il valait mieux vous reposer complètement. Cette existence, à laquelle vous n’êtes pas habituée, vous fatigue, et je tiens essentiellement à ce que vous vous soigniez. Le monde ne vaut pas la peine que vous perdiez votre santé pour lui. Maintenant, je vais vous dire quelque chose qui vous fera plaisir. Ce matin, j’ai eu une longue conversation avec votre père. Je l’ai sermonné, il m’a promis de ne plus toucher à une carte. Cette promesse, je saurai la lui rappeler en temps et lieu. Et j’ai obtenu également, sans grandes difficultés, qu’il laisse Roland suivre sa vocation.

Vous avez réussi ! Oh ! qu’il va être heureux, mon cher petit Roland ! Comment puis-je vous remercier, Élie ?

Je vais vous le dire, Valderez, dit-il avec une grave douceur. Cette nuit, quand je suis entré dans la pièce où vous vous teniez avec ma mère et Mme de Brayles, j’ai compris aussitôt, en voyant votre physionomie, que l’on venait de vous dire quelque chose de grave… contre moi, probablement. Or, ce que je vous demande, c’est de me témoigner une entière confiance, en m’apprenant de quoi on m’accuse ; car j’ai le droit de me défendre.

Vous avez raison, et moi aussi, je dois vous le dire. Mme de Brayles venait de me rapporter des bruits odieux qui ont couru… au sujet de la mort de votre première femme, acheva-t-elle en baissant instinctivement la voix.

Et qu’en avez-vous pensé ?

Il se penchait un peu, en plongeant son regard ferme et droit, un peu anxieux cependant, dans les grands yeux bruns très émus.

Oh ! je ne l’ai pas cru un instant ! Jamais, Élie ! Cela, jamais !

La protestation vibrante s’exprimait dans sa voix, dans son regard, dans le frémissement de toute sa personne.

La physionomie d’Élie s’éclaira d’un rayonnement soudain. Il se pencha un peu plus encore et ses lèvres touchèrent le front auréolé d’or foncé.

Merci, ma bien-aimée ! dit-il avec ferveur. Je supporterais tout, sauf de vous voir penser un seul instant que je ne suis pas un honnête homme. Mais dites-moi un mot… un mot seulement ! Valderez, pouvez-vous me dire : “Je vous aime” ?

Devant l’immense tendresse du regard qui l’implorait, les dernières brumes du doute s’évanouirent. La tête charmante s’inclina sur l’épaule de M. de Ghiliac et Valderez murmura : “Je vous aime, mon Élie.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, dans l’enivrement de leur bonheur. Les grandes joies sont profondes et silencieuses. Et les baisers d’Élie avaient plus d’éloquence que des paroles, en ces premiers instants où ils sentaient enfin leurs cœurs battre à l’unisson.

Voici seulement quelques jours que vous me laissez lire un peu dans ces chers yeux-là, murmura enfin Élie. Avant, j’ignorais si j’avais enfin le bonheur d’avoir conquis votre affection.

Vous l’avez depuis longtemps… depuis le commencement, je crois. Mais… Oh ! dites-moi, Élie, pourquoi avez-vous eu cette attitude, pourquoi m’avez-vous parlé ainsi le jour de notre mariage ? Je sais que j’ai eu tort ce jour-là, que vous pouviez être froissé. Mais si vous aviez songé à ma jeunesse, à mon inexpérience…

Oui, je suis le coupable, le seul coupable, ma pauvre chérie ! Mon orgueil s’est cabré à ce moment-là, il a étouffé le cri de l’amour, — car déjà je vous aimais, Valderez, et je devais vous le dire ce jour-là. Ensuite, c’est l’orgueil toujours qui m’a dicté mon odieuse conduite à votre égard, dans les premier mois de notre mariage. Non, ne protestez pas ! C’était vraiment odieux de vous délaisser, si jeune, et de vous faire souffrir, simplement parce que mon amour-propre masculin ne voulait pas se plier à demander une explication et à vous faire connaître que vous étiez aimée. J’ai compris enfin mes torts, et je suis revenu près de vous, résolu à conquérir votre affection, en vous montrant que je puis être, que je suis réellement un peu plus sérieux que ne le font penser les apparences… et que j’ai un cœur — ce dont vous doutiez peut-être aussi, Valderez ?

J’en ai douté longtemps, Élie, je vous le dis franchement.

Je vous en ai donné le droit. Mais me trompé-je en pensant qu’il y a eu autre chose ?… que vous aviez été prévenue contre moi ?

Elle rougit, mais ne détourna pas son regard de celui d’Élie.

Oui, on vous a représenté à moi sous des couleurs très noires, sous l’aspect du pire égoïste, incapable du moindre attachement et n’en désirant pas de ma part, du dilettante tout disposé à ne voir en moi qu’un intéressant sujet d’étude psychologique…

Les bras d’Élie enserrèrent plus étroitement la jeune femme, et elle vit ses yeux étinceler d’irritation intense.

On a osé vous dire cela ! Ma pauvre petite aimée ! Ah ! je comprends, maintenant, la crainte, la défiance que je vous inspirais ! Mais quel est le misérable auteur de cette perfidie ?…

Valderez rougit plus fort encore en murmurant :

Je vous en prie, Élie, ne me demandez pas cela ! Je ne puis vous le dire.

Les yeux d’Élie étincelèrent de nouveau ; il dit à mi-voix :

Non, je ne demande rien… je sais, maintenant.

Elle comprit, à son accent, à l’expression de sa physionomie, qu’il avait en effet tout deviné et que l’irritation grondait en lui. D’un ton de prière, elle demanda :

Vous ne direz rien, Élie ? Il faut oublier et pardonner. Je le fais bien volontiers, je vous assure, car je suis si heureuse maintenant !

Il baisa les cheveux aux reflets d’or en murmurant :

Je ne suis pas si bon que vous, ma Valderez ! Oublier et pardonner cela ! Non, non !

Vous le devez, Élie !

Peut-être, à la longue… N’exigez pas trop pour le moment d’un imparfait comme moi, ma chérie, ajouta-t-il en souriant doucement aux grands yeux pleins de reproche. Je vous promets de ne rien dire, c’est tout ce que je puis faire ; et encore est-ce parce que, malgré tout, je dois conserver le respect filial. Quant à Roberte, c’est autre chose…

Laissez-la aussi, Élie !

C’est impossible. Quand on trouve un serpent venimeux sur sa route, il faut l’écraser. Ne vous occupez donc pas de cela, Valderez. Dites-moi plutôt si, maintenant, toute méfiance a bien disparu, si vous croyez en moi, sans réserve ?

Vous avez toute ma confiance, mon cher Élie, car vous m’avez permis d’apprécier depuis quelque temps toute la bonté, toute la droiture de votre cœur… et parce que je sens, je suis sûre que vous m’aimez réellement. J’ai tant souffert de douter de vous ! Mais vous étiez un mystère bien angoissant pour une pauvre petite ignorante comme moi…

Il l’interrompit avec un rire ému :

Je le suis pour tous, même pour mes parents et mes intimes. Mais vous, mon premier et unique amour, vous, dont je souhaite faire ma bien-aimée confidente, je veux que vous me connaissiez, avec tous mes défauts et mes qualités, — car, enfin, j’espère en avoir quelques-unes, malgré tout le mal que l’on dit de moi !

Et il parla de lui, simplement, loyalement. Il montra l’enfant au cœur ardent et à la grâce charmeuse, petit souverain adoré de tous, l’adolescent adulé et déjà sceptique, car il voyait trop bien toutes les faiblesses humaines et les raillait sans pitié. Cette tendance n’avait fait qu’augmenter en lui, lorsque, jeune homme, il était devenu l’idole du monde de la haute élégance, qui oubliait l’impitoyable ironiste devant le séduisant grand seigneur et l’écrivain au style enivrant.

L’éducation religieuse, très superficielle, reçue dans son enfance avait été vite oubliée. Cependant, une empreinte en était restée dans cette âme aux instincts très nobles et très chevaleresques, et c’était à elle, plus encore qu’à son orgueil d’homme fier de sa force morale qu’Élie devait d’avoir échappé aux faiblesses et aux fautes où s’enlisaient tant d’autres. Mais, dans l’exagération de son scepticisme, il en était arrivé à s’endurcir le cœur, et à accorder au cerveau une place prépondérante. L’orgueil s’était exalté chez lui, entretenu par les adulations dont il était l’objet, par la conscience de sa supériorité morale et intellectuelle. Et, par une contradiction qu’il n’avait jamais cherché à expliquer, cet homme qui raillait et méprisait le monde, vivait continuellement dans son ambiance, et se laissait complaisamment encenser, un sourire de sarcasme aux lèvres, par des thuriféraires idolâtres.

Les contrastes avaient toujours été déconcertants chez lui. C’est qu’aucune sérieuse éducation morale ne lui avait jamais été donnée et qu’il avait poussé au gré d’une nature très riche, sans autre loi que son caprice. Son père était mort jeune, sa mère n’avait vu d’abord en lui que l’enfant délicieux qui flattait sa vanité, et, plus tard, elle avait admiré aveuglément l’adolescent dont la volonté impérieuse et la hautaine intelligence la subjuguaient. Lui, tout enfant, l’avait devinée frivole et uniquement occupée d’elle-même ; il s’était toujours souvenu d’un soir où sa sœur Éléonore, en proie à une fièvre ardente, retenait de ses petites mains brûlantes la robe de soie précieuse que portait la marquise, venue pour jeter un coup d’œil, avant de partir en soirée, sur l’enfant que sa gouvernante lui avait dit très malade. Mme de Ghiliac avait écarté brusquement les doigts d’Éléonore en s’écriant : “Cette petite est insupportable ! Surveillez donc un peu ses gestes, Fräulein ! Et si vous croyez le médecin nécessaire, faites-le venir. Mais vous vous effrayez bien à tort, certainement.

Non, jamais Élie n’avait oublié cette scène, qui avait frappé son esprit d’enfant trop observateur. Et bien qu’il eût bénéficié, à lui seul, de toute la somme d’amour maternel que pouvait contenir le cœur de Mme de Ghiliac, il avait été incapable d’accorder jamais autre chose qu’une froide déférence à la mère qui n’avait pas conscience de ses devoirs.

Maintenant, je dois vous parler de mon premier mariage, ma chère Valderez, ajouta-t-il. Car je me doute que sur ce point encore j’ai été quelque peu malmené. Il fut ce que sont tant d’autres, dans notre monde en particulier : une union de convenance, — de ma part du moins. J’avais vingt-deux ans, Fernande dix-sept. Nos quartiers de noblesse s’égalaient ; elle était femme du monde, savait s’habiller et recevoir. Je la connaissais depuis l’enfance, je la savais frivole, d’intelligence moyenne, mais douce et se laissant facilement conduire. L’amour étant jugé par moi, à cette époque, comme un encombrement inutile dans l’existence, — je n’ai changé d’avis qu’en vous connaissant, — ce mariage de raison me parut suffisant ; Fernande de Mothécourt devint marquise de Ghiliac. Mais, chose étrange, la jeune femme se révéla à moi plus enfant, plus futile que ne l’avait été la jeune fille. Et je connus toute la gamme des exigences déraisonnables, des crises de nerfs, des exubérances sentimentales. Ce n’est pas que je veuille nier mes torts ! J’en ai eu, j’ai manqué de patience, d’indulgence envers une pauvre créature exaltée, qui m’aimait réellement. Mais ces scènes continuelles m’exaspéraient et me conduisaient peu à peu à l’antipathie à son égard. Ce mariage fut une erreur de notre part à tous deux. Elle l’a expiée plus durement que moi, la pauvre enfant, parce qu’elle aimait. Mais, à son lit de mort, elle a compris qu’elle avait elle-même compromis et finalement perdu son existence, car, dans le délire de la fin, elle a répété plusieurs fois : “Je me suis trompée ! Élie, je me suis trompée !

Ils demeurèrent un moment silencieux. Entre eux passait l’ombre de la jeune femme à la cervelle d’oiselet, mais au cœur passionné, qui était morte sans comprendre — sauf peut-être à ses derniers moments — ce qu’il eût fallu pour conquérir le cœur d’Élie de Ghiliac.

Pardonnez-moi, Valderez, d’avoir abordé ce sujet, dont il n’aurait pas dû être question entre nous, dit doucement Élie. Mais je devais remettre les choses au point, dans le cas où on les aurait faussées pour vous. J’ai eu des torts, elle aussi. Dieu seul sera juge des responsabilités. Maintenant, parlons de vous, ma Valderez. Savez-vous qu’une certaine jeune Comtoise de ma connaissance fit une profonde impression sur moi, dès le premier jour où je la vis, aux Hauts-Sapins ?

Oh ! Élie, vous étiez si froid pourtant !… Et même après, pendant nos fiançailles…

Ma pauvre chérie, pardon ! Mon stupide orgueil se révoltait à l’idée de l’influence que — je le sentais instinctivement — vous exerceriez sur moi dès que j’aurais laissé parler mon cœur. Car vous, Valderez, vous êtes une intelligence, vous êtes une âme, et quelle âme ! Votre beauté n’aurait pas suffi à me vaincre tout entier, si elle n’avait été sur merveilleusement complétée… Allons, ne rougissez pas, chérie ! Il faut permettre à votre mari de vous dire la vérité. Et il faudra aussi lui apprendre à vous imiter quelque peu, à devenir meilleur, chère petite fée.

Ce sera si facile, avec un cœur comme le vôtre ! Vous allez me rendre trop heureuse, mon cher mari !

Il ne sera pas trop tôt ! Les soucis et le chagrin ne vous ont pas manqué, chez vous d’abord, ici ensuite. Heureuse, je veux que vous le soyez, autant qu’il dépendra de moi. Et tout d’abord, c’est vous qui organiserez notre existence, à votre gré.

Vous permettez qu’elle ne soit pas si mondaine ? dit joyeusement Valderez.

Elle sera ce que vous voudrez, je le répète. Il me suffit de vous avoir à mon foyer, le reste m’importe peu. Vous n’êtes pas faite pour la vie mondaine, Valderez. Je vous ai mise à l’épreuve, pour savoir si le trésor que je possédais était réellement d’or pur. Et je vous ai vue rester la même devant les tentations du luxe, de la coquetterie, de la vanité que pouvait vous inspirer votre position. Je vous ai vue demeurer indifférente devant l’attrait du plaisir, des mondanités qui occupent les autres femmes, et ne vous soucier en rien de l’admiration dont vous êtes partout l’objet. Valderez, comme il faudra que vous soyez patiente pour arriver à me rendre digne de vous !

Ils causèrent ainsi longuement, cœur à cœur, jusqu’à l’heure du thé. Alors Valderez se leva, pour aller s’habiller afin de descendre rejoindre ses hôtes.

Quelle robe voulez-vous que je mette, mon cher seigneur et maître ? demanda-t-elle avec un sourire de tendre malice.

Il se pencha vers elle, et ses lèvres effleurèrent les cils brun doré.

Mettez du blanc, ma reine chérie. Rien ne vous va mieux. Candidior candidis. Cette devise de la pieuse reine Claude et de ma sage aïeule sera aussi la vôtre, mon beau cygne.



À suivre...


Chapitre XVIII

Chapitre XVIII

Valderez, debout devant la grande psyché, jetait un dernier coup d’œil sur la toilette qu’elle venait de revêtir. Il y avait, ce soir, au château de la Voglerie, un dîner suivi d’une soirée au cours de laquelle devait être présentée une œuvre de M. de Ghiliac. Pour cette petite comédie, spirituelle et délicieusement écrite comme toujours, il avait voulu que Valderez lui donnât son avis, lui suggérât des idées, de telle sorte qu’elle avait été, en toute réalité, la collaboratrice de l’écrivain si jaloux auparavant de son indépendance absolue.

La robe de moire blanche à reflets d’argent tombait en plis superbes autour de la jeune femme. Des dentelles voilaient ses épaules, et le collier de perles mettait un doux chatoiement sur la blancheur neigeuse de son cou. Elle n’avait pas un bijou dans sa chevelure, qui était bien, d’ailleurs, le plus magnifique diadème que pût désirer une femme. Et l’élégance sobre et magnifique de cette toilette rendait sa beauté plus saisissante que jamais.

C’est un rêve de regarder madame la marquise ! s’écria la femme de chambre avec enthousiasme.

Valderez eut un sourire distrait. Elle revint vers sa chambre pour prendre son éventail. Son regard tomba sur le bouton de rose cueilli ce matin par Élie, et posé par elle sur une petite table, quand elle s’était déshabillée. Elle le prit entre ses doigts et le considéra longuement.

Il l’avait cueilli “pour elle”. S’il fallait en croire les apparences, il ne pensait qu’à elle, il ne cherchait que les occasions de lui plaire, d’éloigner d’elle tout souci. Et tout en lui, ses actes, ses paroles, son regard lui disaient qu’elle était aimée.

Pourquoi craignait-elle encore ? Pourquoi se souvenait-elle tout à coup de la plainte angoissée du poète ?

Son regard ? Je le vois sur moi doux et charmeur,
Mais son âme ? Peut-être est-elle froide et sourde ?

Ah ! qui pénétrerait dans la pensée intime ?
Qui la devinerait ?
Hélas ? ô désespoir ?
Pour y lire, il n’est pas ici-bas de savoir[1].

Non ! pas ici-bas ! songea-t-elle. Mais vous, mon Dieu ! le connaissez, cet être étrange en qui je n’ose croire encore. Vous ne permettrez pas, s’il est sincère, que je conserve encore quelque chose de cette défiance. Il a été vraiment si bon, ce matin !

Elle s’approcha d’un petit socle supportant une Vierge de marbre, glissa la rose au milieu des fleurs trempant dans un vase de cristal et laissa une ardente invocation s’échapper de ses lèvres, de son cœur surtout. Puis elle se dirigea vers la chambre de Guillemette, que sa chute condamnait à l’immobilité pour quelques jours.

Oh ! maman ! que vous êtes belle ! s’écria l’enfant en joignant les mains. Personne n’est aussi jolie que ma maman chérie, n’est-ce pas, miss Ebville ?

Oh ! non ! bien certainement ! répliqua avec spontanéité la jeune Anglaise, très attachée à Valderez, toujours délicatement bonne à son égard.

Je voudrais que vous restiez là, près de moi, bien longtemps, maman ! dit câlinement la petite fille en baisant la main de sa belle-mère.

Voyez-vous, cette petite exigeante ! Il faut, au contraire, que je m’en aille bien vite pour ne pas faire attendre ton papa.

Oh ! papa ne vous dira rien, maman ! Grand’mère disait l’autre jour à tante Éléonore, en parlant de vous : “Elle pourrait bien le faire attendre deux heures qu’il ne lui adresserait jamais un mot de reproche !” Et elle avait l’air en colère, grand’mère ! Pourquoi, maman ?

Cela ne te regarde pas, et je t’ai déjà dit que les petites filles mal élevées seules répétaient ce qu’elles entendaient dire par leur grand’mère ou leur tante. Allons ! je vais te faire faire ta prière, puis je m’en irai vite.

Elle se courba vers le lit de l’enfant, qui ne pouvait se mettre à genoux ce soir, comme elle en avait la coutume, et passa son bras sous la petite tête brune. Guillemette, joignant les mains, dit lentement sa prière, les yeux fixés sur l’ange qui déployait ses ailes au-dessus du bénitier. La lueur voilée de rose de la lampe électrique éclairait le visage recueilli de l’enfant et celui de Valderez, grave et attentif.

Mon Dieu ! donnez le repos du ciel à maman Fernande ! Faites que mon cher papa vous connaisse et vous aime, ajouta l’enfant en terminant.

Et tout aussitôt, elle s’exclama :

Mais le voilà, papa !

La porte, demeurée entr’ouverte, et qui remuait légèrement depuis un instant, venait de s’ouvrir toute grande, livrant passage à M. de Ghiliac en tenue de soirée.

Suis-je en retard, Élie ? demanda Valderez.

Oh ! très peu ! L’automobile aura vite fait de rattraper cela. Et cette blessée, comment va-t-elle ?

Assez bien. Avec un peu de repos, tout se passera comme il faut, je l’espère.

Plusieurs jours de repos, entendez-vous, mademoiselle la petite folle ? Voilà une dure punition… Allons ! bonsoir, ma petite fille, et fais de beaux rêves avec les anges.

Il se pencha sur le lit et l’enfant lui jeta ses bras autour du cou.

Oh ! papa ! je rêverai à maman ! Elle est si belle ! Et les anges ne doivent pas être meilleurs qu’elle !

Enfant, la vérité sort de ta bouche. Valderez, malgré votre éloignement pour les compliments, il vous faut accepter celui de notre petite Guillemette.

Un regard d’admiration profonde et tendre enveloppait Valderez. Elle rougit légèrement et se pencha pour prendre la sortie de bal déposée en entrant sur un fauteuil. M. de Ghiliac l’aida à s’en revêtir, et, lorsqu’elle eut embrassé Guillemette, ils s’éloignèrent tous deux.

Le trajet, d’ailleurs assez court, fut silencieux. Valderez avait une menace de migraine qui la rendait somnolente. Cependant, il n’y avait plus trace, à l’intérieur de cette voiture, du parfum qui l’avait naguère impressionnée si désagréablement. M. de Ghiliac l’avait banni de partout et remplacé par la fine senteur d’iris, discrète et saine, qu’aimait la jeune marquise.

Si Valderez avait jamais désiré des satisfactions d’amour-propre, elle eût atteint, ce soir, le comble du bonheur. De l’avis de tous, jamais elle n’avait été plus idéalement belle. Et personne n’ignorait — M. de Ghiliac avait tenu à le faire savoir — qu’elle avait été la collaboratrice de son mari dans l’exquis petit chef-d’œuvre qui se jouait sur le théâtre de la Voglerie.

C’était un triomphal succès pour la jeune châtelaine d’Arnelles. Elle n’en paraissait point enivrée le moins du monde, et accueillait avec une grâce simple et réservée les compliments enthousiastes, l’encens subtil des admirations et des louanges que l’on brûlait devant elle comme devant son mari.

Mme de Ghiliac assistait la rage au cœur à ce triomphe de sa bru. Ce qu’elle avait tant redouté s’était produit : la jeune marquise rejetait dans l’ombre celle qui avait tenu si longtemps le sceptre de l’élégance et de la beauté. À quoi lui servaient la splendeur de sa toilette, les savants artifices destinés à entretenir son apparente jeunesse, les diamants qui la paraient ? — les célèbres diamants de famille qu’elle n’avait eu jamais l’idée d’offrir à sa bru, et qu’Élie, par déférence, ne lui avait jamais demandés. Oui, à quoi lui servait tout cela, près de cette Valderez qui portait, elle aussi, des parures royales, qui possédait sa beauté sans rivale, son charme si pur devant lequel tous s’inclinaient, et, en outre, recevait maintenant comme un reflet de la célébrité littéraire de son mari.

Mais elle avait encore quelque chose de plus précieux, de plus rare que tous ses joyaux, — l’amour d’Élie.

L’affection jalouse de la mère frivole et idolâtre ne pouvait supporter cette pensée. La froideur déférente de son fils lui avait paru jusqu’ici inhérente au caractère d’Élie. Mais elle se doutait maintenant qu’il pouvait être tout autre, — et elle savait que Valderez serait heureuse.

À tout instant, des gens plus ou moins bien intentionnés venaient lui faire des compliments sur sa belle-fille. Bientôt, excédée, le cœur gonflé de rancune, elle se retira, sous prétexte de chaleur, dans un petit salon moins éclairé, destiné aux personnes désireuses de trouver un peu de repos.

Cette pièce était vide. Mais Mme de Ghiliac y était à peine depuis cinq minutes lorsqu’un bruissement de soie lui annonça que quelqu’un allait troubler sa solitude. Et une rougeur de colère lui monta au visage en voyant apparaître Valderez au bras du comte Serbeck.

Ah ! vous êtes ici, ma mère ? Vous cherchez aussi une relative fraîcheur ?… je vous remercie, Karl. Laissez-moi maintenant. Je vais me reposer un peu, car vraiment cette migraine augmente et me rend mal à l’aise.

Si je prévenais Élie ? Vous pourriez rentrer à Arnelles…

Pourquoi le déranger ? J’attendrai fort bien ici, dans le calme et la lumière atténuée.

Oh ! j’imagine qu’il ne tient guère à s’attarder ! dit le comte avec un sourire d’amicale malice. Et je vais décidément le prévenir, car vous avez vraiment la mine fatiguée.

Non, Karl, non !

Mais, sans l’écouter, le comte Serbeck sortit du salon.

Valderez s’approcha d’une fenêtre et l’entrouvrit pour offrir un instant son visage brûlant à l’air frais du dehors.

Vous êtres bien imprudente, madame ! Avez-vous donc envie de mourir comme la mère de Guillemette ?

Elle se détourna au son de cette voix chantante et ironique. Mme de Brayles se tenait au seuil du salon.

J’ignore comment elle est morte, dit froidement Valderez.

Ah ! vraiment ?…

Roberte s’avança et vint se placer près de la jeune marquise. Celle-ci rencontra ses prunelles changeantes qui brillaient d’un éclat mauvais.

… Oh ! elle est morte d’une manière bien banale, bien fréquente ! C’était à une matinée à l’ambassade d’Espagne. Elle avait beaucoup dansé et, ayant extrêmement chaud, se plaça imprudemment près d’une fenêtre ouverte. Dans l’animation de la causerie, elle n’y accorda pas d’attention, et personne, autour d’elle, ne s’aperçut du danger qu’elle courait… Non, pas même son mari qui se tenait pourtant à peu de distance. Quelques jours plus tard, une congestion pulmonaire emportait cette pauvre Fernande. Vous voyez qu’il y a rien là que de très ordinaire ?

Très ordinaire, en effet, mais bien triste aussi, car cette pauvre jeune femme laissait son enfant après elle.

Oui, et avec un père qui s’en souciait beaucoup moins que de son chien favori… Puis-je vous demander de fermer cette fenêtre, madame ? Ce petit filet d’air me donne le frisson. C’est que je n’ai pas du tout envie de m’en aller comme Fernande ! Elle, la pauvre chère, n’en a peut-être pas été fâchée, après tout ! Sa santé était devenue si frêle, avec tous les soucis intérieurs qui étaient son lot, depuis le jour de son mariage ! Et elle devait bien se rendre compte que jamais l’union ne serait possible entre le caractère d’Élie et le sien.

Évidemment, c’était impossible, dit la voix brève de la marquise douairière qui, jusque-là, était demeurée silencieuse. La pauvre Fernande était absolument incapable de lui inspirer même l’attachement éphémère qu’il pourrait accorder à une autre femme, plus intelligente et plus fine.

C’est pourquoi on a pu colporter ce bruit stupide, invraisemblable…

Mme de Ghiliac se redressa brusquement sur son fauteuil.

Taisez-vous, Roberte ! Ne rappelez pas cet odieux potin de salon !

Les lèvres de Roberte eurent ce mouvement particulier à celles du félin qui s’apprête à déchirer une proie palpitante, et, de côté, son regard glissa vers la belle jeune femme qui s’était un peu détournée et redressait la tête, pour montrer sa désapprobation du tour que prenait l’entretien.

Un potin ridicule, en effet ! Personne n’y a cru. Voyez donc, madame, ce que c’est que le monde ! Il a suffi que l’on connût la désunion qui existait entre M. de Ghiliac et Fernande, pour qu’aussitôt, parti je ne sais d’où, se répandît le bruit que… lui seul s’était aperçu du danger couru par sa femme.

Valderez eut un brusque mouvement, et son regard, fier et anxieux à la fois, se posa sur la jeune veuve.

Je ne comprends pas, madame, que vous répétiez devant moi ces racontars !

Mais oui, de simples racontars, et qui n’ont rien enlevé à la considération fétichiste dont on entoure M. de Ghiliac. Il paraît que le fait de rester muet et impassible lorsqu’on voit un air presque sûrement mortel caresser les épaules moites d’une jeune femme délicate n’entre pas dans la catégorie des fautes impardonnables.

Roberte, taisez-vous ! s’écria presque violemment Mme de Ghiliac.

Oui, taisez-vous, madame ! dit Valderez d’un ton de fière autorité. La plus élémentaire délicatesse aurait dû vous interdire de répéter cette calomnie devant la mère et la femme du marquis de Ghiliac.

Roberte devint pourpre. Et dans le regard qui se fixait sur elle, Valderez vit luire une rage haineuse qui la fit frissonner.

Vous n’y croyez pas non plus ? C’est votre devoir, et nous savons que pour vous le devoir passe avant tout. Vous êtes la femme modèle, pourvue de toutes les perfections…

Mais, en vérité, dans quelle veine de compliments êtes-vous donc ce soir, Roberte ? dit la voix moqueuse de M. de Ghiliac.

Il entrait dans le petit salon, et son regard pénétrant effleurait tour à tour le visage contrarié de sa mère, celui de Mme de Brayles, rouge et animé, et la physionomie émue de Valderez.

Roberte, troublée par cette apparition inattendue, balbutia quelques mots en détournant son regard gêné. M. de Ghiliac s’approcha de sa femme et dit d’une voix qui, tout à coup, prenait des vibrations singulièrement douces :

Karl vient de m’apprendre que vous paraissiez fatiguée, et je vois aussitôt qu’il ne s’est pas trompé. Votre migraine a augmenté ?

Oui, beaucoup. Je me sens vraiment mal à l’aise.

Un frisson agita ses épaules.

Alors, partons vite ! Vous auriez dû me le dire plus tôt. La chaleur de ces salons donnerait la migraine à qui n’y serait pas disposé.

Je n’aurais pas voulu vous déranger…

Ah ! que m’importe ! Je me soucie bien d’autre chose que de cela ! dit-il avec un geste dédaigneux vers les salons d’où arrivaient les sons d’un air hongrois très à la mode cette année-là.

Il prit rapidement congé de sa mère, salua d’un mouvement de tête, plein de hauteur distante, Mme de Brayles qui n’avait pas encore repris son aplomb, et sortit du salon avec sa femme.

Roberte, portant à ses lèvres son petit mouchoir garni de dentelles, y mordit à pleines dents.

Ah ! oui, que lui importe ! murmura-t-elle d’une voix rauque. Que lui importe tout ! Pour lui, il n’existe qu’elle au monde. Les autres mendient en vain des parcelles de son cœur. Il n’y a rien, rien pour elles… rien pour vous non plus, sa mère ! Elle est tout pour lui, il n’a que cette affection unique.

Le visage de Mme de Ghiliac se contracta. Sans répondre, elle détourna la tête et parut s’absorber dans une songerie pénible, tandis qu’en face d’elle Roberte tordait machinalement entre ses doigts la mince batiste.

Au départ de la Voglerie, M. de Ghiliac avait jeté cet ordre au chauffeur : “Pressez, Thibaut !” Valderez, à peine dans la voiture, était tombée dans une sorte de torpeur. Elle ne s’apercevait pas qu’un regard anxieux ne la quittait pas, épiant la moindre contraction de son visage pâli ; elle n’avait qu’une impression vague, mais pourtant très douce, d’être entourée d’une vigilante sollicitude, de sentir de temps à autre une main soigneuse relever la couverture que le mouvement de la voiture faisait glisser. Un impérieux désir de repos, de solitude s’emparait d’elle ; il lui semblait qu’alors le cercle qui étreignait son front, la douleur lancinante qui martelait son crâne disparaîtraient instantanément.

Enfin, Arnelles était atteint. Au bras de M. de Ghiliac, Valderez gagna son appartement, où l’attendait sa femme de chambre.

Une boisson très chaude, vivement, je vous prie ! ordonna Élie. Et vous, Valderez, mettez-vous bien vite au lit. Vous devez avoir un peu de fièvre, vos mains brûlent et vos yeux sont brillants. Je vais faire venir le docteur Vangue…

Plaisantez-vous, Élie ? Pour une migraine ! Une nuit de repos et il n’y paraîtra plus.

Elle essayait de sourire, mais la souffrance était si vive que ce fut un pauvre petit sourire douloureux.

Eh bien ! dépêchez-vous de vous mettre à votre aise, de vous faire décoiffer, car cette merveilleuse chevelure doit être lourde sur ce pauvre front fatigué.

Il tenait ses mains entre les siennes, elle sentait sur elle la caresse ardente de ce regard. Et elle pensa tout à coup qu’il serait bon d’appuyer ce front douloureux contre son épaule, et de lui dire tout ce qui la tourmentait… et d’entendre aussi ce qu’il avait à lui dire.

Non ! pas ce soir, elle souffrait trop, ses idées s’égaraient un peu. Mais demain… il fallait que tout fût éclairci, elle avait l’intuition que, maintenant, Élie tiendrait à s’expliquer.

Bonsoir, Élie ! dit-elle faiblement.

Il se pencha, baisa longuement les deux petits mains qui frémissaient entre les siennes. Et quand il se redressa, leurs regards se rencontrèrent.

À demain, dit-il doucement.

Elle répéta : “À demain”, en dégageant lentement ses mains. Et son regard voilé par la souffrance s’éclaira une seconde à la flamme ardente des yeux d’Élie.



À suivre...



[1] I. R. — G.


Chapitre XVII

Chapitre XVII

« Je regrette vraiment, ma chère Gilberte, que vous n’ayez pas consenti à m’accompagner à Arnelles. L’automne y est particulièrement délicieux cette année et vous auriez pu assez facilement vous isoler quelque peu de l’existence trop mondaine que l’on y mène. La jeune châtelaine elle-même vous y aurait aidée, car elle vous comprendrait si bien ! Ah ! la merveilleuse créature ! Si jamais je pensais, en offrant à Élie votre pauvre petite filleule, qu’elle serait cette femme idéale dont personne — même pas celles qui la haïssent — ne songe à contester la beauté sans défaut et la grâce aristocratique ! Et je vous avoue que j’ai été absolument stupéfait en voyant avec quelle aisance elle faisait les honneurs de chez elle.

« Quel changement pourtant avec ses Hauts-Sapins ! Je me rappelle ses pauvres vieilles robes, qu’elle faisait durer tant qu’elle pouvait. Et maintenant, elle paraît tout aussi à l’aise dans ses toilettes, dont la moindre a été payée une somme qui eût suffi à faire vivre sa famille pendant plusieurs mois. Des toilettes choisies par Élie ! C’est tout dire, n’est-ce pas ? Son sens si vif de l’harmonie et de la beauté, le tact, le goût sérieux et délicat de Valderez devaient nécessairement écarter toutes les exagérations, toute la laideur et l’inconvenance des accoutrements féminins actuels. Aussi, votre filleule est-elle exquise et admirée au-dessus de toutes. Aussi inspire-t-elle un respect auquel les autres sont en train de perdre leur droit.

« Et le plus étonnant, à mes yeux, est que cette enfant ne semble aucunement grisée par un pareil changement d’existence ! L’autre soir, je lui faisais compliment d’une certaine robe mauve garnie d’un point d’Argentan qui m’a paru d’une extraordinaire beauté et a fait, je le sais pertinemment, bien des envieuses, — à commencer par Hermine, qui n’en possède pas de semblable. Elle me répondit avec ce sourire ravissant dont je vous ai parlé :

« — Je suis moins fâchée de porter des dentelles de ce prix depuis que je sais qu’elles font vivre des ouvrières bien intéressantes et que j’aide ainsi au rétablissement d’une industrie qui permet aux femmes de travailler chez elles. Mais cela… cela !…

« Elle désignait les diamants qu’elle portait ce soir-là.

« — … Figurez-vous, mon cousin, que je n’ose plus mettre mon collier de perles depuis que Claude m’a appris ce qu’il valait. C’était justement, de toutes mes parures, celle que je préférais. Mais c’est épouvantable, une pareille fortune qui dort, sans profiter à personne.

« — Elle ne profite pas davantage dans son écrin que sur vos épaules, ma chère enfant, répliquai-je en riant, bien qu’au fond je fusse ému de ce scrupule qui n’existe certes chez aucune de ces dames, même chez Claude, si sérieuse qu’elle soit devenue.

« — Évidemment. Mais enfin, c’est fou de la part d’Élie, n’est-ce pas, mon cousin ? Et je vous avoue que le luxe outré qui règne ici, le train de vie que l’on y mène sont un peu effrayants pour moi.

« Elle était délicieuse en parlant ainsi avec son air de grave simplicité.

« — Eh bien ! il faut obtenir de votre mari qu’il change un peu cela, répliquai-je.

« Elle rougit légèrement, et mit la conversation sur un autre sujet.

« De plus en plus, je suis persuadé qu’Élie en est profondément épris. Et déjà elle l’a changé. Comme je vous le disais dans ma dernière lettre, il est plus sérieux, moins sceptique et moins railleur. C’est, en outre, un jeune père charmant, très affectueux, et de plus, lui, qui ne se souciait pas des enfants, s’intéresse à ses neveux, aux Serbeck du moins, car François et Ghislaine de Trollens sont d’insupportables petits poseurs qu’il ne peut souffrir. On sent aussi qu’il exerce autour de sa femme une sollicitude discrète, mais incessante. Il paraît — c’est Claude qui m’a raconté le fait — que, quand sa mère présenta à son approbation la liste des invités aux séries d’Arnelles, il effaça plusieurs noms, entre autres celui de la comtesse Monali, qui a des toilettes si choquantes ; de Mme de Sareilles, dont la réputation laisse fort à désirer ; du marquis de Garlonnes, dont le divorce scandaleux a fait, l’année dernière, les plus beaux jours de le presse. Puis il a signifié à Éléonore, grande directrice du théâtre d’Arnelles, qu’il voulait que tous les projets de représentation lui passassent sous les yeux, car il n’entendait pas que l’on vît chez lui, comme cela s’est produit l’année dernière, des spectacles qui pussent offenser tant soit peu la morale.

« Vous devinez d’ici la fureur — concentrée naturellement — d’Hermine et d’Éléonore. M. de Garlonnes est un acteur mondain de premier ordre, la comtesse Monali a une voix superbe. Mme de Sareilles possède un entrain endiablé pour organiser des divertissements. Quant à la question théâtre, c’est l’arche sacro-sainte pour Éléonore, en passe de devenir une cabotine parfaite. Naturellement — et non sans raison — on a vu là l’influence de Valderez. Il est bien facile de s’apercevoir qu’Élie écarte d’elle, autant qu’il le peut, tout ce qui serait susceptible de la froisser. Il a compris certainement cette âme délicate, il l’admire et la préserve. Mais ce que peut faire cet homme en apparence si blasé, si sceptique et si froid, sa mère et Éléonore en sont incapables. L’âme de Valderez dépasse la compréhension de leurs âmes mesquines et envieuses, qui se contentent d’un minimum de moralité confinant souvent à l’amoralité.

« Cependant, elles n’osent lui susciter des tracasseries. Élie ne supporte pas qu’un blâme effleure sa femme, ainsi qu’Hermine a pu en avoir la preuve lorsqu’elle en a essayé, deux ou trois fois. Maintenant, elle n’y revient plus. Mais quelles rancunes couvent là-dessous !

« Vous me demandez ce que devient Roberte de Brayles ? Elle est constamment à Arnelles, plus souvent que les années précédentes, tourne sans cesse autour d’Élie et prend des allures de coquetterie provocante que ne paraît pas décourager la froideur de plus en plus glaciale de Ghiliac. Valderez ne peut manquer de s’apercevoir de ce manège. Et Élie s’en inquiète, car il m’a dit hier, en revenant du tennis :

« — Il faudra qu’à la première occasion je fasse comprendre à Mme de Brayles qu’elle ait à rester chez elle.

« Il avait, en disant cela, un certain air qui me donne à penser que Roberte n’aura pas l’idée d’y revenir, le jour où elle recevra cet ultimatum. Et je crois aussi, d’après quelques mots dits par lui, qu’il est très désireux d’éloigner de Valderez une femme qui doit, naturellement, la haïr de toutes les forces de son âme.

« La chère enfant est, d’ailleurs, entourée de jalousies effrénées. Mais la vigilance de son mari me rassure pour elle. J’avais raison de penser que cet homme-là valait beaucoup mieux que les apparences. Il est charmant pour moi. Est-ce par reconnaissance pour la perle rare que je lui ai procurée ? C’est possible, car, je vous le répète, je le crois très amoureux.

« Et elle ? Comment penser qu’elle ne l’est pas aussi ? C’est inadmissible, étant donné surtout qu’Élie semble absolument parfait pour elle, et qu’elle n’a rien à lui reprocher, puisqu’il a même supprimé complètement ses petits “flirts d’études”, comme il disait. Mais, alors, elle tient à bien cacher ses sentiments, car même devant nous, ses parents, elle est à son égard d’une réserve qui semblerait plutôt le fait d’une étrangère que d’une épouse. La chose me paraît d’autant plus singulière qu’elle se montre par ailleurs, pour Claude et Karl, pour le bon duc de Versanges et sa femme, pour moi-même, d’une spontanéité charmante et très affectueuse.

« Donnez-moi donc votre avis à ce sujet, ma chère Gilberte, ou plutôt, non, venez me l’apporter vous-même. Quoi que vous en disiez, le climat de Biarritz ne vous est pas indispensable. Et Valderez m’a chargé d’insister beaucoup près de vous, car elle désire vivement vous voir.

« Noclare est arrivé la semaine dernière, avec Roland. Il est redevenu fringant, et paraît vivre ici dans un émerveillement perpétuel. Son gendre est pour lui une divinité. Il a toujours la même pauvre cervelle, mais, fort heureusement, il ne l’a pas léguée à son aîné. Quel charmant garçon que ce Roland ! Le portrait moral de sa sœur, d’ailleurs. Cela dit tout.

« Nous continuons la série de ces superbes chasses à courre qui ont fait la réputation d’Arnelles plus encore que toutes les merveilles de ce domaine. Élie est toujours passionné là-dessus ; c’est un trait de race. Ses ancêtres ont tous été d’ardents veneurs. Valderez suit les chasses à cheval, elle monte admirablement et est l’amazone la plus ravissante qui se puisse rêver. Mais elle ne peut supporter de voir forcer le cerf et se tient toujours à l’écart, avec Claude qui a la même répugnance. Roberte, au contraire, ne boude pas devant la poursuite, ni devant le spectacle de l’hallali. Peut-être aussi, connaissant les goûts d’Élie, croit-elle ainsi lui plaire. En ce cas, elle se trompe bien, car il m’a dit l’autre jour, comme nous revenions d’une certaine chasse au faucon, qui avait été pour les amateurs un régal de choix :

« — Je ne puis blâmer absolument les femmes qui aiment les émotions de la chasse, mais je trouve pourtant infiniment plus délicat et plus féminin — et plus attirant aussi, pour nous autres hommes — le mouvement qui les éloigne de ce sport sanguinaire.

« — Comme Valderez ? ripostai-je en souriant.

« — Comme Valderez, oui. Elle perdrait à mes yeux quelque chose de son charme si je la voyais, comme Éléonore, Roberte et d’autres, assister impassible à la mort d’un animal. La sensiblerie est ridicule, mais la sensibilité est une des plus exquises parmi les vertus féminines, lorsqu’elle est bien dirigée, ce qui est le cas pour ma femme.

« Eh bien ! Gilberte, quand je vous disais ?… L’aime-t-il oui ou non ? »

* * *

Valderez, assise dans le salon blanc, finissait d’écrire à sa mère. Comme elle attirait à elle une enveloppe pour inscrire l’adresse, elle vit entrer M. de Noclare, tout pimpant, s’essayant visiblement, comme les snobs de l’entourage de M. de Ghiliac, à copier l’allure et le tenue de son gendre.

Je voudrais te parler, mon enfant. Mais tu es occupée ?

Non, mon père, j’ai fini. Asseyez-vous donc.

Il prit place sur un fauteuil près d’elle, tout en jetant un coup d’œil extasié autour de lui.

Dire que c’est ma fille qui est la maîtresse de toutes ces splendeurs ! Que te disais-je, Valderez, au moment de la demande d’Élie ? Regrettes-tu d’avoir accepté, maintenant ?

Il riait en se frottant les mains. Elle détourna les yeux, sans répondre, tandis que M. de Noclare, toujours loquace, poursuivit :

Tu es une reine ici… et je vais avoir recours à ton pouvoir. Figure-toi que pendant mon séjour à Aix, cet été, j’ai joué… un peu, et j’ai eu la malchance de perdre. J’ai écrit alors à Élie pour lui demander de m’avancer un trimestre de la pension qu’il nous fait, sans lui dire au juste pourquoi. Il m’a répondu en m’envoyant la somme, “sans préjudice de celle qui vous sera adressée comme à l’ordinaire”, ajoutait-il fort aimablement.

Oh ! mon père !

Elle le regardait avec une expression de douloureux reproche qui fit un instant baisser les yeux de M. de Noclare.

Il se mit à tourmenter nerveusement sa moustache grisonnante.

Eh bien ! oui, je n’ai pas été raisonnable… surtout la seconde fois.

Comment la seconde fois ?

Oui, je suis retourné à Aix dernièrement, pour tâcher de me rattraper. Mais décidément, il n’y avait rien à faire. J’ai perdu encore…

Une exclamation s’échappa des lèvres tremblantes de Valderez.

… Mon partenaire, fort galant homme, m’a donné du temps. Cependant, je ne puis tarder davantage. Or, ton mari seul peut me venir en aide. Il faut que tu lui demandes…

Moi ? dit-elle vivement avec un geste de protestation.

Oui, toi, parce que tu obtiendras la chose plus facilement que moi. D’ailleurs Élie, bien qu’il soit fort aimable à mon égard, me paraît intimidant dès qu’il s’agit de solliciter de lui quelque chose. Puis venant de ta bouche, la somme — quarante mille francs — lui paraîtra insignifiante. Cette petite broche que tu portes aujourd’hui à ton corsage vaut au moins cela…

Valderez se leva vivement, toute frémissante.

Quarante mille francs ! Est-ce possible ? Jamais je n’oserai demander cela à Élie après tout ce qu’il fait déjà pour ma famille !

Allons donc, qu’est-ce que cela pour lui ? Comme tu t’émeus pour peu de chose, ma fille ! Il sera trop heureux, au contraire, que tu lui donnes une occasion nouvelle de te faire plaisir. Et moi, je te promets de ne plus toucher à une carte, j’ai trop peu de veine. Mais il faut m’aider à sortir de ce mauvais pas.

Oh ! vous ne savez pas ce que me coûterait une telle démarche ! Demandez-lui vous-même, mon père !

Il eut un geste d’impatience irritée.

Comme tu es empressée à me rendre service et à m’épargner un ennui ! C’est charmant, en vérité !

Eh bien ! je lui en parlerai ! dit-elle avec un geste résigné.

Il lui prit les mains et les serra avec force.

À la bonne heure ! Pourquoi te faire prier pour une chose si facile, et si naturelle ?

Valderez eut envie de lui répondre :

Vous ne la trouvez pas si facile et si naturelle, puisque vous n’osez pas en parler vous-même à Élie.

Quand M. de Noclare se fut éloigné, Valderez enferma sa lettre dans l’enveloppe, sonna pour la remettre à un domestique, puis elle gagna la terrasse où, par ces belles matinées automnales, presque tièdes, aimait à se tenir la duchesse de Versanges, entourée d’un cercle plus ou moins nombreux, selon l’heure et les occupations de chacun.

En ce moment, elle n’avait près d’elle que M. d’Essil, Madeleine de Vérans et son fiancé, et Mme de Ghiliac, encore en tenue d’amazone, car elle venait de rentrer d’une promenade à cheval et s’était arrêtée au passage sur la terrasse.

Je croyais trouver Élie ici, dit Valderez.

Élie ? Il est dans la roseraie, répondit Mme de Ghiliac. En passant tout à l’heure par l’allée haute du parc, nous l’avons aperçu avec la princesse Ghelka, qui cueillait des roses.

Sous ses paupières un peu abaissées, elle jetait un coup d’œil sur sa belle-fille. Mais Valderez se trouvait tournée un peu de côté, et l’expression de sa physionomie échappa à la marquise.

Les voilà, dit M. d’Essil.

Élie arrivait en effet, et près de lui marchait la princesse Ghelka, dont les bras retenaient une gerbe de roses. En arrivant sur les degrés de la terrasse, elle l’éleva au-dessus de sa tête.

Voyez donc ! Elles sont magnifiques !

Vraiment, chère princesse, vous avez été l’objet d’une prodigalité bien rare ! s’écria en souriant Mme de Ghiliac.

Élie, qui atteignait en ce moment le dernier degré de la terrasse, tourna les yeux vers elle en ripostant froidement :

En vérité, ma mère, ne savez-vous pas depuis longtemps que je n’ai jamais refusé à une femme, quelle qu’elle soit, les fleurs qu’elle me demandait ?

Non, pas même aux pauvresses, ajouta gaiement le prince Sterkine. Te souviens-tu, Élie, de cette vieille femme qui nous accosta, il y a deux ans, comme nous sortions d’une soirée au palais royal de Stockholm, et me demanda l’orchidée que je portais à ma boutonnière, pour sa petite-fille malade qui aimait tant les fleurs ?

M. de Ghiliac inclina affirmativement la tête, tout en approchant un siège de celui où venait de s’asseoir sa femme.

Je la lui donnai, et spontanément, tu lui remis aussi la tienne.

Eh oui ! pauvre vieille ! Mais j’ai maintenant un grand remords de n’y avoir pas joint quelque chose de plus substantiel. Le geste n’était pas mal, mais il y manquait quelque chose… N’est-il pas vrai, Valderez, vous qui êtes si experte en charité ?

Il s’asseyait près de la jeune femme, et la regardait en souriant, avec une douceur émue qui ne pouvait manquer de frapper ceux qui étaient là.

Elle sourit aussi en répondant :

Il est certain que votre orchidée n’a pas dû soulager beaucoup, matériellement, ces pauvres femmes. Mais qui sait si elle n’a pas aidé au rétablissement de la jeune fille, par le plaisir que sa vue lui a causé ?

Je veux l’espérer. Mais maintenant, je ferais le geste complet.

Le demi-geste était déjà charmant, dit en riant Mme de Versanges. Mais faut-il penser, Élie, que vous attachez une importance seulement aux fleurs offertes spontanément ?

Pour mon compte personnel, oui. Je suis ainsi fait, — c’est peut-être une très grave imperfection, — que je considère le don spontané comme le seul dont on puisse tirer une déduction quelconque.

Il souriait à demi, et une lueur d’ironie traversait son regard qui, après avoir effleuré la physionomie mobile de la princesse Ghelka, se portait sur celle de sa mère, légèrement crispée.

Je suis tout à fait de votre avis, dit M. d’Essil, dont la mine aurait démontré à un observateur la satisfaction que lui causaient les paroles d’Élie. Et ce que vous dites est vrai surtout en affection.

Une petite discussion s’ensuivit, là-dessus, entre la princesse Ghelka et lui.

M. de Ghiliac écoutait, silencieux, l’air distrait, en jouant avec un bouton de rose à peine entr’ouvert, qu’il tenait à la main.

Où allez-vous ? demanda-t-il à mi-voix en voyant Valderez se lever.

Il faut que j’aille dire un mot à miss Ebville, qui doit se trouver dans le parc, avec les enfants.

Je vous accompagne.

Il se leva à son tour et, se penchant un peu, glissa la rose à la ceinture de la jeune femme :

C’est une de celles que vous aimez, et je l’ai cueillie pour vous.

M. d’Essil et le prince Sterkine, qui paraissaient s’amuser infiniment, échangèrent un regard malicieux. La blonde Roumaine baissait le nez sur ses roses ; Mme de Ghiliac, relevant d’un geste nerveux son amazone, se dirigea vers l’entrée du château.

Eh bien ! est-elle donnée spontanément, cette fleur-là, chuchota M. d’Essil à l’oreille du jeune homme, en regardant un peu après le marquis et sa femme qui s’en allaient vers le parc.

Oui… comme son cœur, répliqua le prince Michel avec un gai sourire.

À peine Élie était-il un peu éloigné de la terrasse, qu’il demanda :

Qui donc a indiqué à la princesse Ghelka ma présence dans la roseraie ?

Je l’ignore, Élie.

Il faudra que je m’informe, car je ne souffrirai jamais que l’on se permette de venir ainsi me poursuivre partout.

Sa voix vibrait d’irritation, et son front se creusait d’un grand pli de contrariété.

Ils contournaient, à ce moment, une des pelouses. Au-delà, ils aperçurent, s’en allant vers les serres, Roland de Noclare escorté de Benaki. Le jeune garçon, que tous les plaisirs mondains d’Arnelles ne tentaient guère, avait entrepris de continuer l’instruction religieuse du négrillon. Et Benaki, ravi, le suivait maintenant comme son ombre.

Ce pauvre Roland m’a appris, hier, que vous n’aviez pu faire changer les idées de votre père relativement à sa vocation ? dit M. de Ghiliac.

Hélas ! non ! Je me suis heurtée à une décision arrêtée.

Cependant, cette vocation me paraît sérieuse. J’ai fait causer Roland, je vois la façon dont il se comporte ici, dans ce milieu qui griserait tout autre jeune homme de son âge. De la part de votre père, cela devient un entêtement réel. Vous plairait-il que je lui en parle moi-même, et que j’essaie à mon tour de le faire revenir sur sa résolution ?

Valderez eut une exclamation joyeuse.

Oh ! vous feriez cela, Élie ? À vous, il n’osera pas refuser. Mais je ne songeais pas à vous le demander, parce que, d’après ce que vous m’aviez dit un jour, je vous croyais un peu dans les mêmes idées que lui.

Non, je suis d’avis qu’il faut toujours respecter une vocation sérieuse et éprouvée. Je lui en parlerai dès demain… Mais dites-moi donc ce qui vous tourmente ? Car je vois fort bien à votre physionomie que vous êtes soucieuse.

Elle rougit un peu. Ce n’était pas première fois que ce terrible observateur lui révélait ainsi qu’elle était de sa part l’objet d’un examen vigilant.

Il est vrai que je suis un peu inquiète et… bien tourmentée, comme vous le dites, Élie. Mon père vient de m’apprendre tout à l’heure, qu’il avait joué à Aix… et perdu.

Je le savais. Mais tout cela a été réglé.

Oui, grâce à votre générosité ! dit-elle avec un regard de reconnaissance. Mais, hélas ! il a recommencé ! Et, cette fois, c’est une somme énorme…

Combien ?

Elle dit en baissant la voix et en rougissant de confusion :

Quarante mille francs !

Eh bien ! nous verrons encore à le sortir de là. Il ne faut pas vous faire de tracas à ce sujet, surtout !

Si, car je suis bien inquiète de voir mon père revenir à ses anciennes habitudes, à cette terrible passion qui a été la cause de sa ruine… Et puis, il me coûte beaucoup de penser qu’après avoir tant fait pour les miens, vous êtes obligé encore…

Il l’interrompit d’un geste vif.

Ne parlons pas de cela, je vous en prie ! Ce que je fais est absolument naturel, puisque votre famille est devenue la mienne. Mais je comprends votre inquiétude relativement à votre père. Il faudra que je lui parle sérieusement à ce sujet… Tenez, voyez donc là-bas notre petit diablotin !

Il désignait, tout au bout de l’allée où ils s’étaient engagés, Guillemette qui courait, poursuivie par ses cousins.

… Quel entrain elle a maintenant ! Et elle se fortifie étonnamment. Quel est donc votre secret, Valderez ?

Je l’ai soignée de mon mieux, voilà tout, et surtout je l’ai aimée, pauvre mignonne !

Oui ! surtout… Dans le cœur est l’étincelle toute puissante qui opère des miracles de rénovation morale, dans le cœur est la source des grandes révolutions d’âme. C’est en aimant purement, fortement, que l’homme devient vraiment digne de ce nom.

Il prononçait ces mots comme en se parlant à lui-même. Sa voix avait des vibrations profondes, et il y passait un frémissement d’émotion intense.

Valderez ne répliqua rien. Une douceur mystérieuse l’étreignait tout à coup et faisait palpiter son cœur.

Guillemette, ayant aperçu son père et sa belle-mère, accourait vers eux. Un cri perçant retentit tout à coup. L’enfant venait de tomber étendue de tout son long.

M. de Ghiliac et Valderez s’élancèrent d’un côté, miss Ebville de l’autre. Ce fut Élie qui releva la petite fille. Les genoux avaient été fort endommagés par les graviers de l’allée. M. de Ghiliac la prit dans ses bras et Valderez étancha le sang qui coulait. Puis ils revinrent tous vers le château, Guillemette portée par son père qui lui parlait avec douceur en essuyant ses larmes.

Comme ils arrivaient en vue de la terrasse, ils virent Mme de Brayles qui s’apprêtait à en gravir les degrés. En les apercevant, elle revint sur ses pas et s’avança vers eux.

M. de Ghiliac n’avait pu retenir un froncement de sourcils. Et ce fut d’un ton très bref qu’il demanda :

Que vous arrivez-t-il, Roberte ? Vous avez oublié quelque chose hier ?

Le ton et la question dérogeaient quelque peu aux habitudes de courtoisie du marquis. Roberte rougit, sa physionomie eut une crispation légère. Mais elle répliqua avec un sourire :

Aucunement ! Je viens déjeuner, comme m’y a invitée hier votre mère, Élie.

Ah ! j’ignorais ! dit-il froidement en effleurant du bout des doigts la main qui lui était tendue.

Qu’a donc cette pauvre petite ? interrogea Roberte sans se démonter.

Elle vient de tomber et s’est abîmé les genoux ! répondit Valderez qui, inconsciemment, prenait, elle aussi, une attitude très froide.

Vraiment ? Bah ! ce ne sont que des écorchures ! Et je m’étonne que vous, Élie, la dorlotiez ainsi.

Étonnez-vous, Roberte, cela vous est permis… et vous n’en avez pas encore fini avec moi, car on ne m’a pas surnommé pour rien “le sphinx”, riposta-t-il avec un sourire de sarcasme. Excusez-nous de vous quitter, mais il faut que nous allions soigner ces pauvres petits genoux-là.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers une ses entrées du château, M. de Ghiliac dit à sa femme :

Je vais prier ma mère d’espacer ses invitations à Mme de Brayles. On ne voit plus qu’elle ici, maintenant. Et je me doute que vous n’avez guère de sympathie pour cette cervelle futile, pas plus que moi, du reste.

Mais si votre mère aime à la voir souvent ?

Un petit rire bref et moqueur s’échappa des lèvres d’Élie.

Voilà une affection qui aurait poussé bien spontanément ! Ma mère, il y a quelques mois, ne pouvait la souffrir. Elle a changé tout à coup… et je sais bien pourquoi, acheva-t-il entre ses dents.



À suivre...