Chapitre V

Chapitre V

Oh ! non, elle ne devait pas l’oublier, pauvre Valderez ! Toute la nuit se passa pour elle à tourner et à retourner dans son esprit la pénible alternative : ou la misère pour tous et la vie devenue un enfer pour elle par suite du ressentiment de son père — ou le mariage avec cet étranger.

Pourquoi donc cette dernière solution lui inspirait-elle une telle crainte ? Elle ne savait pas le définir clairement. Nature rare et charmante, très mûre sur certains points par les responsabilités qui lui incombaient, et par son existence sévère, elle avait conservé sur d’autres l’exquise simplicité, la fraîcheur d’impressions d’une enfant. L’extrême sérieux de son caractère, sa piété profonde la préservaient en outre de toute tendance romanesque, et de tous désirs de luxe et de vanité. Aussi, à cette première visite de M. de Ghiliac, avait-elle été moins frappée de l’extérieur séduisant de cet étranger, qu’impressionnée par ce qu’il y avait en cette physionomie, dans ce regard et ce sourire, d’énigmatique et d’inquiétant. Puis, ainsi qu’elle l’avait dit à son père, elle l’avait deviné aussitôt entièrement différent d’elle-même, la pauvre petite Valderez, habituée à la pauvreté, aux durs labeurs du ménage, ne connaissant rien des raffinements de la coquetterie, si opposée dans tous ses goûts aux femmes de son monde. Était-il possible qu’elle devînt l’épouse de ce brillant grand seigneur ? L’incompatibilité ne serait-elle pas trop forte entre eux ?

Telle fut la question qu’elle adressa le lendemain matin au bon vieux curé de Saint-Savinien, lorsque, après une nuit d’insomnie, elle se rendit à l’église pour lui demander conseil.

Voilà, ma pauvre petite, une alternative bien grave, dit le prêtre en secouant la tête. Quant à ce point-là, il me semble que vous ne devez pas trop vous en inquiéter, puisqu’il vous prévient lui-même que vous n’aurez pas une existence mondaine. C’est donc qu’il souhaite avant tout une épouse sérieuse, ce qui est tout à son honneur et doit vous inspirer confiance.

Mais puis-je, loyalement, accepter sa demande, lorsque je n’ai pour lui que de l’indifférence — même plus que cela, une sorte de défiance ?

Ceci est plus grave. Pourquoi cette défiance, mon enfant ?

Je ne sais trop, monsieur le curé… Il est si différent des hommes que j’ai vus jusqu’ici ! Son regard a une expression que je ne puis définir, qui attire et trouble à la fois. Puis, sous ses façons aimables, il est froid et hautain… et je crains qu’il ne soit très railleur, très sceptique. Enfin, monsieur le curé, pour résumer tout, je ne le connais pas, et c’est cet inconnu qui me fait peur.

M. d’Essil ne pourrait-il vous donner des renseignements ?

Mon père va lui écrire. C’est un homme sérieux et loyal, il dira ce qu’il sait, certainement. La question religieuse me tourmente aussi. Je m’imagine que M. de Ghiliac est un incroyant.

Ma pauvre petite, votre cas est bien épineux ! Il ne s’agirait que de vous, je dirais : refusez, puisque l’idée de cette union vous inspire tant de crainte. Mais il y a les vôtres… On vous demande un sacrifice. Vous êtes assez forte pour le faire, Valderez. Mais il s’agit de savoir si vous en avez le droit. Le mariage est un sacrement avec lequel on ne doit pas jouer. Vous ne pouvez accepter la demande de M. de Ghiliac que si vous êtes résolue non seulement à remplir tous vos devoirs envers lui, mais encore à chasser cette crainte, cette défiance et à faire tous vos efforts pour l’aimer, ce qui est un précepte divin. Si vous ne vous en croyez pas capable, alors dites non, quoi qu’il doive vous en coûter.

Elle serra l’une contre l’autre ses mains froides et tremblantes.

Je ne sais pas ! murmura-t-elle. Si, au moins, j’avais pu le connaître un peu plus ! Il est certain que le ton de sa lettre est sérieux… mais lui, l’est-il ? Que faire, mon Dieu, que faire ?

Des larmes glissaient sur ses joues. Le bon curé la regardait, très ému, lui qui connaissait si bien cette âme énergique et tendre à la fois. Le noble étranger qui demandait Valderez pour épouse saurait-il les comprendre et les apprécier, cette âme délicieuse, ce cœur aimant dont il aurait toute la première fraîcheur ? Hélas ! étant donné le portrait que lui en avait fait la jeune fille, le curé se sentait envahi par le doute à ce sujet. Aussi, combien aurait-il voulu lui dire de répondre par un refus ! Mais il n’ignorait pas la situation lamentable de la famille de Noclare, il savait aussi qu’en cas de refus, M. de Noclare ne pardonnerait jamais à sa fille, et que l’existence de celle-ci deviendrait intolérable. Alors, si le sacrifice pouvait être fait sans attenter aux droits de la conscience, ne fallait-il pas l’accomplir quand même ?

C’est ce qu’il expliqua à Valderez, en ajoutant que l’incroyance présumée de M. de Ghiliac ne serait pas, dans ce cas particulier, un obstacle absolu, pourvu que la liberté religieuse de sa femme et l’éducation de leurs futurs enfants se trouvassent garanties.

Je ne parlerais pas ainsi à toutes, mon enfant. L’incrédulité de l’époux est presque toujours un danger pour la foi de l’épouse et pour celle des enfants. Mais vous êtes une âme profondément croyante, intelligente et droite, vous êtes instruite au point de vue religieux, et il vous sera possible de le devenir davantage encore. Dans ces conditions, le péril sera moindre pour vous, et vous pourrez même espérer, à l’aide de vos exemples et de vos prières, faire du bien à votre époux.

Ce sera tellement dur pour moi ! dit-elle avec un soupir. Il doit être si bon d’avoir les mêmes croyances, les mêmes célestes espoirs !

Hélas ! ma pauvre petite enfant, je voudrais tant qu’il en soit ainsi ! Réfléchissez, priez beaucoup surtout, Valderez. Voyez si vous pouvez vous habituer à la pensée de cette union. D’après ce que vous me dites du ton de la lettre de M. de Ghiliac, il paraît évident qu’il ne s’agit pour lui aussi que d’un mariage de raison. Il ne peut donc vous demander rien de plus, pour le moment, que la résolution de remplir tous vos devoirs à son égard et de vous attacher à lui peu à peu. Vous auriez une belle tâche près de cette enfant sans mère, et une autre, plus délicate, mais plus belle encore, près de votre époux. Tout cela doit être un encouragement pour vous, si rien, d’après les renseignements que vous recevrez, ne s’oppose à ce mariage.

Et il faudra quitter mes pauvres petits ! dit-elle d’une voix étouffée. Que feront-ils sans leur Valderez ?… Mais non, je dis une sottise, personne n’est indispensable.

Vous êtes tout au moins très utile, ma chère enfant ; mais ils sont tous d’âge à aller en pension, et Marthe est très capable de vous remplacer. Et puis, ma pauvre petite, vous n’avez pas le choix ! conclut-il avec un soupir. Retournez à votre tâche, et demain j’offrirai le saint sacrifice à votre intention.

Dieu seul, et un peu aussi le vieux prêtre, confident de son âme, connurent ce que souffrit en ces trois jours Valderez. Combien de fois envia-t-elle le sort d’Alice d’Aubrilliers, dont la lettre laissait voir à chaque ligne un tranquille bonheur, basé sur une sérieuse affection mutuelle !

Et comme un incessant aiguillon, il lui fallait entendre son père répéter : “Heureuse Valderez, tu peux dire que tu as eu les fées pour marraines !” ; sa mère murmurer d’un ton extasié : “Ma future petite marquise !” ; Marthe s’écrier cent fois le jour : “Oh ! comment peux-tu hésiter ? Moi, j’aurais dit oui tout de suite, tout de suite !

Personne ne paraissait penser à la possibilité d’un refus. Et Valderez, le cœur serré par l’angoisse, songeait que rien, humainement, ne la sauverait de cette union.

La réponse de M. d’Essil arriva promptement. Il disait avec franchise tout ce qu’il savait sur Élie, ses doutes, ses inquiétudes, et aussi ses soupçons de qualités plus sérieuses que ne le faisaient penser les apparences.

M. de Noclare ne lut pas cette lettre à sa fille. Il passa sous silence ce qui était défavorable et s’étendit longuement sur le reste, insistant sur ce fait que la conduite de M. de Ghiliac ne laissait pas prise à la critique, et que, tout indifférent qu’il fût, il tenait à avoir une épouse très bonne chrétienne.

Un indifférent ! murmura Valderez avec tristesse.

Eh ! tu t’occuperas à le convertir, voilà tout ! C’est déjà très bien de sa part de tenir à la religion pour sa femme. Cela doit t’encourager, je suppose ?

Valderez, d’un geste inconscient, froissa ses mains l’une contre l’autre.

Cela m’est dur, mon père ! Je vous assure qu’il faut vraiment que nous soyons dans cette situation pour accepter un mariage dans ces conditions.

M. de Noclare bondit.

Mais tu es folle à lier ! A-t-on jamais idée d’une jeune fille pareille ! Il n’y a pas à discuter avec toi, du moment où tu as de semblables raisonnements et une mentalité aussi extraordinaire. Je vais écrire à l’instant à M. de Ghiliac. C’est oui, n’est-ce pas ?

Une dernière hésitation angoissa l’âme de Valderez. Elle murmura intérieurement : “Mon Dieu ! s’il faut faire ce sacrifice, je le ferai, pour eux, et avec la volonté de remplir tout mon devoir envers “lui.” Alors, d’une voix ferme, elle répondit :

Ce sera oui, mon père.



À suivre...


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