Chapitre II

Chapitre II

M. de Ghiliac, d’un geste qui n’avait rien d’empressé, prit sur le plateau qu’un domestique lui présentait l’enveloppe sur laquelle il avait, d’un coup d’œil, reconnu l’écriture du comte d’Essil, et la décacheta négligemment. Il se trouvait dans son cabinet de travail, pièce immense, où tout était du plus pur style Louis xv, où tout parlait aussi des goûts de luxe raffiné, d’élégance délicate du maître de ces lieux. Aucune demeure dans Paris ne pouvait rivaliser sous ce rapport avec l’hôtel de Ghiliac, l’antique et opulent logis des ancêtres d’Élie, que celui-ci avait su transformer selon les exigences modernes sans rien lui enlever de son noble cachet. Un parent de son père, grand seigneur autrichien, lui avait légué naguère toute sa fortune, c’est-à-dire quelques millions de revenus, de telle sorte qu’Élie, déjà fort riche auparavant, pouvait réaliser ses plus coûteux caprices, — ce dont il ne se privait nullement.

Nature étrange et infiniment déconcertante que celle-là, ainsi que le déclaraient si bien M. d’Essil et sa femme ! Ses meilleurs amis, que subjuguaient la séduction de sa personne et la supériorité de son intelligence, ses sœurs, sa mère elle-même, à laquelle il témoignait une déférence aimable et froide, le considéraient comme une indéchiffrable énigme. On trouvait chez lui les contrastes les plus surprenants. C’est ainsi, par exemple, que cet homme donnait le ton à la mode masculine et voyait le moindre détail de sa tenue avidement copié par la jeunesse élégante, ce sybarite qui s’entourait de raffinements inouïs, avait fait deux ans auparavant un périlleux voyage à travers une partie presque inconnue de la Chine, et de tous ses compagnons, hommes rompus cependant à ce genre d’expéditions, s’était montré le plus énergique, le plus entraînant, le plus infatigable au milieu de dangers et de privations de toutes sortes. C’est ainsi qu’hier encore le mondain sceptique avait laissé entrevoir, aux yeux étonnés de M. d’Essil, un patriote convaincu.

Les femmes l’entouraient d’admirations passionnées, auxquelles, jusqu’ici, il était demeuré insensible. Il se laissait adorer avec une ironique indifférence, en s’amusant seulement parfois à exciter, par une attention éphémère, ces jalousies féminines. De temps à autre, il engageait un flirt, qui ne durait jamais plus d’une saison. Ses amis savaient alors que le romancier avait découvert un type curieux à étudier et qu’ils le retrouveraient, disséqué avec une incomparable maîtrise, dans son prochain roman. Ironiste très fin et très mordant, il dévoilait d’un mot, dans ses paroles ou dans ses écrits, toutes les faiblesses, tous les ridicules, et ses railleries acérées, qui s’enveloppaient de formes exquises lorsqu’elles s’adressaient aux femmes, étaient redoutées de tous, car elles désemparaient les gens les plus sûrs d’eux-mêmes.

Telle était cette personnalité singulière que Mme d’Essil avait raison de trouver fort inquiétante.

En ce moment, M. de Ghiliac considérait avec attention la photographie qu’il venait de tirer de l’enveloppe. Comme l’avait dit M. d’Essil, elle représentait une fillette d’une quinzaine d’années, trop maigre, aux traits indécis, aux yeux superbes et sérieux. Une épaisse chevelure couronnait ce jeune front où le souci semblait avoir mis déjà son empreinte.

Une photographie ne signifie rien, surtout si mauvaise que celle-ci, murmura M. de Ghiliac. Là-dessus, la physionomie ne me déplaît pas. Les yeux sont beaux, et dans un visage c’est le principal. J’irai un de ces jours là-bas, et nous verrons.

Il donna une caresse distraite à Odin, son grand lévrier fauve, qui s’approchait et posait timidement son long museau sur ses genoux. Le négrillon accroupi à ses pieds lança au chien un regard jaloux. Benaki avait été ramené d’Afrique par M. de Ghiliac, qui l’avait acheté à un marché d’esclaves, et partageait avec Odin les faveurs de ce maître impérieux et fantasque, bon cependant, mais qui ne semblait pas considérer l’enfant autrement que comme un petit animal gentil et drôle, dont il daignait s’amuser parfois, et qui mettait une note originale dans l’opulent décor de son cabinet.

Un domestique apparut, annonçant :

Mme la baronne de Brayles demande si monsieur le marquis veut bien la recevoir.

Faites entrer ! dit brièvement M. de Ghiliac.

Il posa la photographie sur son bureau et se leva en repoussant du pied Benaki, ainsi qu’il eût fait d’Odin. Le négrillon se réfugia dans un coin de la pièce, tandis que son maître, d’un pas nonchalant, s’avançait vers la visiteuse.

C’était une jeune femme blonde, petite et mince, d’une extrême et très parisienne élégance. Ses yeux à la nuance changeante, bleus ou verts, on ne savait, brillèrent soudainement en se fixant sur M. de Ghiliac, tandis qu’elle lui tendait la main avec un empressement qui ne paraissait pas exister chez lui.

J’avais tellement peur que vous ne soyez déjà sorti ! Et je tenais tant cependant à vous voir aujourd’hui ! J’ai une grande, grande faveur à vous demander, Élie.

Roberte de Grandis avait été l’amie d’enfance de la sœur aînée de M. de Ghiliac et de sa première femme. Il existait même un lien de parenté éloigné entre sa famille maternelle et les Ghiliac. De deux ans seulement moins âgée qu’Élie, elle avait, enfant, joué fort souvent avec lui. Adolescents, ils montaient à cheval ensemble, pratiquaient tous les sports dont était amateur M. de Ghiliac. Celui-ci trouvait en Roberte l’admiratrice la plus fervente ; il n’ignorait pas la passion dont, déjà, il était l’objet. Mais jamais il ne parut s’en apercevoir. Lorsque, à vingt-deux ans, il épousa la fille aînée du duc de Mothécourt, Roberte crut mourir de désespoir. Elle céda peu après aux instances de ses parents en acceptant la demande du baron de Brayles, qu’elle ne chercha jamais à aimer et qui la laissa veuve et à peu près ruinée trois ans plus tard.

L’année suivante, Élie perdait sa femme. L’espoir, de nouveau, était permis. La passion n’avait fait que grandir dans l’âme de Roberte. Elle cherchait toutes les occasions de rencontrer M. de Ghiliac, elle multipliait près de lui les flatteries discrètes, les mines coquettes et humbles à la fois qu’elle pensait devoir plaire à un orgueil masculin de cette trempe. Peine perdue ! Élie restait inaccessible, il ne se départait jamais de cette courtoisie un peu railleuse, un peu dédaigneuse — un peu impertinente, prétendaient les plus susceptibles — qu’il témoignait généralement à toutes les femmes, en y joignant seulement, pour elle, une nuance de familiarité qu’autorisait leur amitié d’enfance.

Une faveur ? Et laquelle donc, je vous prie ? dit-il tout en désignant un fauteuil à la jeune femme, en face de lui.

Elle s’assit avec un frou-frou soyeux, en rejetant en arrière son étole de fourrure. Puis son regard admirateur fit le tour de la pièce magnifique, bien connue d’elle pourtant ; et se reporta sur M. de Ghiliac qui venait de reprendre place sur son fauteuil.

C’est une chose que je désire tant ! Vous n’allez pas me la refuser, Élie ?

Elle se penchait un peu et ses yeux priaient.

M. de Ghiliac se mit à rire.

Encore faudrait-il savoir, Roberte ?…

Voilà ce dont il s’agit : Mme de Cabrols donne le mois prochain une fête de charité. Il y a une partie littéraire. Alors j’ai conçu le projet audacieux de venir vous demander un petit acte — rien qu’un petit acte, Élie ! Notre fête aurait un succès inouï de ce seul fait.

Désolé, mais c’est impossible.

Oh ! pourquoi ?

Les sourcils du marquis se rapprochèrent légèrement. M. de Ghiliac n’aimait pas être interrogé quant au motif de ses refus, sur lesquels il avait coutume de ne jamais revenir, — et cela, peut-être, parce qu’il les faisait trop souvent sous l’empire de quelque caprice lui traversant soudainement l’esprit.

C’est impossible, je vous le répète ! dit-il froidement. Vous trouverez fort bien ailleurs, et votre fête n’en aura pas moins beaucoup de succès.

Non, ce ne sera plus la même chose ! On se serait écrasé si nous avions pu mettre votre nom sur notre programme ! Ce petit acte que vous aviez composé pour votre fête de l’été dernier était tellement délicieux !

Eh bien ! je vous autorise à le faire jouer de nouveau.

Mais j’aurais voulu de l’inédit !… Quelque chose que vous auriez fait spécialement, uniquement pour… nous !

Les lèvres de M. de Ghiliac s’entrouvrirent dans un sourire d’ironie.

Ah ! quelque chose de fait uniquement pour “vous” ? dit-il en appuyant sur le pronom, tandis que son regard railleur faisait un peu baisser les yeux changeants qui suppliaient. Voilà qui aurait flatté votre vanité, n’est-ce pas, Roberte ? Vous auriez pu dire à tous et à toutes : “C’est moi qui ai décidé M. de Ghiliac à écrire cela.

Elle releva les yeux et dit d’une voix basse, où passaient des intonations ardentes :

Oui, je voudrais que vous le fassiez un peu pour moi, Élie !

Pendant quelques secondes, les prunelles bleu sombre, ensorcelantes et dominatrices, se tinrent fixées sur elle. Cet homme, qui avait certainement toute conscience de son pouvoir, semblait se complaire dans l’adoration suppliante de la femme qui s’abaissait ainsi à mendier près de lui ce qu’il lui avait toujours refusé.

Puis un pli de dédain ironique souleva sa lèvre, tandis qu’il ripostait froidement :

Vous êtes trop exigeante, Roberte. Je vous le répète, il m’est impossible d’accéder à votre désir. Adressez-vous à Maillis, ou à Corlier ; ils vous feront cela très bien.

Une crispation légère avait passé sur le fin visage de Mme de Brayles. Elle soupira en murmurant :

Il le faudra bien ! Mais j’avais espéré un peu… Enfin, pardonnez-moi, Élie, d’être venue vous déranger.

Elle se levait, en rajustant son étole. Son regard tomba à ce moment sur la photographie posée sur le bureau. Une soudaine inquiétude y passa, que remarqua sans doute M. de Ghiliac, car un peu d’amusement apparut sur sa physionomie.

Je suis au contraire charmé d’avoir eu le plaisir de votre visite, dit-il courtoisement. Vous verrai-je ce soir à l’ambassade d’Angleterre ?

Mais oui, certainement ! Puis-je vous réserver une danse ?

Oui, mais j’arriverai tard, je vous en préviens.

N’importe, vous l’aurez toujours, Élie… Et je vais vous demander encore quelque chose — une de ces fleurs superbes que vous avez là. Oh ! je ne sais vraiment comment font vos jardiniers de Cannes et d’Arnelles pour obtenir de pareilles merveilles !

M. de Ghiliac étendit la main et prit, dans la jardinière de Sèvres posée sur son bureau, un énorme œillet jaune pâle qu’il présenta à Mme de Brayles. La jeune femme enleva vivement le bouquet de violettes de Parme, attaché à sa jaquette, et le remplaça par la fleur qui allait lui permettre tout à l’heure d’exciter la jalousie des bonnes amies, et irait ensuite se cacher dans quelque livre préféré, où cette Parisienne du vingtième siècle, frondeuse et frivole, mais rendue sentimentale par l’amour, la contemplerait, et la baiserait peut-être.

Mais tandis que ses doigts gantés de blanc attachaient l’œillet au revers brodé de la jaquette, son regard se glissa encore vers cette photographie qui l’intriguait, décidément.

Élie la conduisit jusqu’au vestibule et revint vers son cabinet. Il prit de nouveau la photographie, la considéra quelques instants…

Elle doit être distinguée, songea-t-il. Cela me suffit. Pour ce qui lui manquera, je la formerai à mon gré. Le tout est qu’elle soit docile et suffisamment intelligente.

Sur le bureau, le bouquet de violettes était resté, oublié, volontairement ou non, par Mme de Brayles. Élie le prit et le lança au lévrier.

Tiens, amuse-toi, Odin.

Il s’enfonça dans son fauteuil et regarda pendant quelques instants, avec un sourire moqueur, le chien qui éparpillait les fleurs sur le tapis. Puis il sonna et ordonna au domestique qui se présenta :

Enlevez cela, Célestin… Et dites d’atteler le coupé, avec les chevaux bais.

* * *

À cette même heure, on annonçait chez Mme d’Essil la marquise de Ghiliac. Ce fut M. d’Essil qui apparut au salon, en excusant sa femme, qu’une douloureuse névralgie retenait au lit.

Je ne l’avais pas vue, hier soir, chez Mme de Mothécourt, et je venais précisément savoir si elle était souffrante, expliqua Mme de Ghiliac.

M. d’Essil remercia, tout en songeant : “Que nous veut-elle ?” car la belle et froide marquise n’avait pas coutume de se déranger facilement pour autrui. Ils échangèrent quelques propos insignifiants, puis Mme de Ghiliac demanda tout à coup :

Dites-moi, mon cher Jacques, ne connaîtriez-vous pas, dans vos gentilhommières de province, quelque jeune fille de vieille race, sérieuse et simple, qui puisse faire une bonne épouse et une bonne mère ?

Sous les verres du lorgnon, les paupières de M. d’Essil clignèrent un peu.

Une bonne épouse et une bonne mère ? Grâce à Dieu, j’en connais plusieurs aptes à ce beau rôle !

Oui, mais il y aurait ici un cas particulier. Élie songe à se remarier, Jacques, il m’en a parlé dernièrement. Mais il lui faudrait une jeune personne tout autre que cette pauvre Fernande. Vous connaissez sa nature, vous savez qu’il serait peine perdue de chercher à être aimée de lui. Il veut faire uniquement un mariage de raison, pour perpétuer son nom et donner une mère à Guillemette. Il ne lui faut donc pas une mondaine, une jeune fille frivole, ni une intellectuelle ou une savante.

Oui, je sais qu’il a en horreur ce genre de femmes.

Il faudrait que cette jeune personne acceptât de demeurer toute l’année à Arnelles, de soigner l’enfant, de ne jamais entraver l’indépendance de son mari. Elle devrait être suffisamment intelligente, car Élie n’épousera jamais une sotte.

Je comprends… intelligence moyenne… Jolie ?

Tandis que M. d’Essil posait cette question, une lueur de fine raillerie traversait ses yeux pâles qui enveloppaient d’un rapide coup d’œil la belle marquise de Ghiliac, — oui, toujours belle et d’apparence si jeune, bien qu’elle fût plusieurs fois grand’mère.

Une contraction légère serra les lèvres fines.

Non, pas jolie, surtout ! dit-elle avec vivacité. Elle aurait peut-être en ce cas des prétentions de coquetterie qu’Élie ne tolérerait pas. Mais il ne voudrait pas non plus d’un laideron.

Un peu de regret se percevait dans le ton. L’expression malicieuse s’accentua dans le regard de M. d’Essil.

Évidemment ! Le contraste serait trop fort, dit-il en riant. Je vois ce qu’il vous faut, Hermine… non, je veux dire ce qu’il faut à Élie. Mais je dois vous apprendre que lui-même m’a parlé à ce sujet, pas plus tard qu’hier, et que je lui ai indiqué une jeune personne susceptible de lui convenir.

Vraiment ! Qui donc ? dit-elle vivement.

M. d’Essil lui répéta ce qu’il avait appris la veille à Élie touchant Valderez de Noclare. Mme de Ghiliac l’écoutait avec une attention soutenue. Quand il eut terminé, elle demanda :

N’auriez-vous pas un portrait d’elle ?

Je l’ai envoyé ce matin à Élie. Du reste, il date de trois ans.

N’importe, on peut juger un peu…

Eh bien, demandez à votre fils de vous le communiquer, ma chère Hermine.

Une ombre voila pendant quelques instants le regard de Mme de Ghiliac.

Élie a horreur que l’on s’immisce dans ses affaires, dit-elle d’un ton bref. Il ne m’a pas chargée de lui chercher une femme, je vous serai donc reconnaissante de ne pas lui parler de cette démarche. Mais je voudrais le voir remarié, à cause de Guillemette… et puis je crains toujours qu’il ne se laisse aller à faire quelque mariage dans le genre du premier. Il y a de ces coquettes si habiles !… Roberte de Brayles, par exemple, qui, entre parenthèses, se compromet vraiment par trop avec lui, comme me le faisait remarquer hier Mme de Mothécourt.

M. d’Essil eut un fin sourire.

Rassurez-vous, Hermine, votre fils n’est pas homme à céder devant une coquette. Il lui faut rendre cette justice qu’il a une tête remarquablement organisée, sur laquelle les plus habiles manœuvres féminines n’ont pas prise. Cette pauvre Roberte perd son temps, et, ce qui est plus grave, sa dignité. Fort heureusement, elle a affaire à un vrai gentilhomme. Mais quelle triste cervelle que celle de cette jeune femme ! Certes, moi non plus, je n’aurais jamais souhaité pareille épouse à Élie !

Mme de Ghiliac se mit à rire, tout en se levant.

Triste cervelle ! Pas tant que cela ! Sa passion pour Élie mise à part, c’était un fameux rêve de devenir marquise de Ghiliac, après avoir été réduite à vivre d’expédients !… Et, dites donc, Jacques, elle en ferait un aussi, votre petite pauvresse de là-bas, si elle devenait la femme d’Élie ?

Oui, la pauvre enfant ! Ah ! cela changerait Élie ! Elle n’aura rien de mondain, celle-là, elle ne saura probablement même pas s’habiller…

Oh ! cela n’a aucune importance !… Elle doit vivre à la campagne !

Les yeux de M. d’Essil pétillèrent de malice, tandis qu’il répliquait avec une douceur imperceptiblement narquoise :

Oh ! évidemment, cela na aucune importance !… aucune, aucune !

Et, tandis qu’il accompagnait Mme de Ghiliac jusqu’à la porte, il redit encore :

Aucune, aucune, en vérité !



À suivre...



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