Chapitre XIII

Chapitre XIII

Valderez venait de recevoir un mot de son amie Alice. Celle-ci ayant l’occasion de passer le lendemain par Angers, demandait à Mme de Ghiliac de lui envoyer une dépêche pour lui dire si elle pouvait venir la voir à Arnelles et lui présenter son mari, en même temps que faire connaissance avec M. de Ghiliac.

Certes, Valderez était heureuse à la pensée de revoir cette amie très aimée. Mais une sourde tristesse s’agitait en elle, car elle savait que la vue du bonheur conjugal d’Alice allait raviver la secrète blessure de son propre cœur.

Elle jeta les yeux sur la pendule. Il était tard déjà ; elle n’avait que le temps d’aller communiquer ce billet à M. de Ghiliac, si elle voulait que la dépêche partît à temps. Et pour cela, il lui fallait aller le trouver dans son appartement où il travaillait aujourd’hui.

En même temps, elle profiterait de cette occasion pour lui adresser une requête que sa bonté, sa délicate charité lui avaient seules empêché de refuser. Tout à l’heure, elle avait reçu la visite d’une dame veuve, fort honnête personne, recommandée par le curé de Vrinières, et de son fils, qui briguait l’emploi de second secrétaire de M. de Ghiliac, le titulaire actuel étant sur le point de se marier à l’étranger. Louis Dubiet présentait les meilleures références, mais sa santé, à la suite de pénibles épreuves morales et pécuniaires, s’était altérée, et le pauvre garçon, déjà peu avantagé par la nature, avait fort triste mine dans ses vêtements propres mais râpés.

M. de Ghiliac l’avait éconduit lorsqu’il s’était présenté en solliciteur. Et maintenant, les malheureux venaient supplier la jeune marquise de parler en leur faveur, cette place de secrétaire, très bien rémunérée, devant être pour eux le salut. Ils ne paraissaient pas douter que Valderez ne réussît à faire revenir son mari sur sa décision. Devant leurs instances, devant les larmes qu’elle vit dans les yeux de la mère, elle céda et promit, — bien qu’il lui en coûtât extrêmement de faire cette démarche qu’elle savait d’ailleurs par avance vouée à l’insuccès. M. de Ghiliac n’était certainement pas accessible à la pitié, ses décisions restaient toujours sans appel, et, de plus, il était inadmissible qu’un homme qui tenait tant à voir autour de lui l’harmonie et la beauté, acceptât ce pauvre être disgracié et minable.

Mais enfin, elle avait promis, il fallait tenir. Et la lettre d’Alice servirait d’introduction.

Elle se dirigea vers le cabinet de travail d’Élie, qui communiquait par un escalier particulier avec son appartement du premier étage. Elle n’était pas venue encore dans cette partie du château, et, un peu au hasard, elle frappa à une porte.

Sur un bref “entrez !”, elle ouvrit et se trouva au seuil d’une pièce d’imposantes dimensions, décorée et meublée dans le style du plus pur seizième siècle. Des fleurs étaient disposées partout et exhalaient une senteur capiteuse qui se mêlait au parfum préféré de M. de Ghiliac et à l’odeur d’un fin tabac turc.

Élie, nonchalamment étendu sur une sorte de divan bas, fumait, les yeux fixés sur le plafond admirablement peint, aux angles duquel se voyaient les armes de sa famille. Il n’avait pas tourné la tête et sursauta un peu quand une voix timide dit près de lui :

Pardon, Élie !…

Il se leva d’un mouvement si vif que le négrillon, qui somnolait sur le tapis, laissa échapper un gémissement d’effroi.

Je vous demande pardon ! Je croyais que c’était mon valet de chambre.

Je regrette de vous déranger… mais je désirerais vous parler…

L’atmosphère chaude et saturée de parfums faisait monter soudainement aux joues de Valderez une rougeur brûlante. Et puis, il était si pénible de “lui” demander quelque chose !

Vous ne me dérangez aucunement. Prenez donc ce fauteuil… Va-t’en, Benaki !

Le négrillon, encore somnolent, ne parut pas comprendre aussitôt. Son maître, quand il recevait de belles dames qui venaient lui faire des compliments, n’avait pas coutume de le renvoyer. Mais un certain geste bien connu vint accélérer sa compréhension, et Benaki se glissa hâtivement au dehors en se demandant pourquoi la jolie marquise, si bonne, le faisait mettre comme cela à la porte.

Je suis tout à votre disposition, dit M. de Ghiliac en approchant un siège du fauteuil de Valderez.

Je venais vous demander s’il ne vous déplairait pas de recevoir demain mon amie, Mme Vallet, et son mari qui vont venir jusqu’ici pour me voir et faire votre connaissance.

Mais aucunement ! Je serai au contraire charmé de les connaître. Invitez-les à déjeuner, à dîner et même à passer la nuit, si cela leur convient.

En ce cas, je vais envoyer une dépêche à Alice. Elle me donne l’adresse de son hôtel à Angers.

Il y a beaucoup mieux. Thibaut partira tout à l’heure pour Angers, où j’ai une course à lui faire faire. Donnez-lui un mot pour votre amie, il le portera à l’hôtel. Et prévenez Mme Vallet qu’elle n’ait pas à se préoccuper de prendre le train demain pour venir ici : j’enverrai une automobile les chercher tous deux à l’heure qu’elle indiquera.

Je vous remercie, Élie ! Ce sera beaucoup plus agréable pour eux, en effet… J’ai maintenant autre chose encore à vous demander…

Le malaise qui l’avait saisie à son entrée dans cette pièce augmentait. Ces parfums étaient intolérables… et jamais le regard d’Élie ne l’avait troublée comme aujourd’hui.

Je serais très heureux de vous être agréable. Il s’agit de ?

D’un jeune homme qui sollicitait une place de secrétaire, un pauvre garçon maladif, mais très honnête, qui est venu me trouver tout à l’heure avec sa mère…

Un nommé Louis Dubiet ? En effet. Il m’apportait d’excellentes références au double point de vue moral et intellectuel, mais quel physique ! Ce malheureux garçon semble sortir de la tombe, et vraiment je ne me soucierais pas d’avoir près de moi cette triste figure. Aurait-il imaginé d’en rappeler près de vous ?

Oui, sa mère et lui m’ont demandé d’essayer de changer votre résolution. Il est vrai que la mine et les vêtements du pauvre garçon ne préviennent pas en sa faveur, mais il a l’air si honnête ! Avec une bonne nourriture et la tranquillité d’esprit, sa santé s’améliorerait certainement.

Mais il conserverait toujours sa figure ingrate, et sa taille exiguë n’en grandirait pas d’un pouce pour cela.

Oh ! vous attachez-vous donc à si peu de chose ? Qu’est-ce que cela, lorsqu’il s’agit de rendre service à un malheureux, de le sauver d’une détresse navrante ? Essayez au moins, je vous en prie !

Ses grands yeux émus exprimaient une timide supplication, ses lèvres tremblaient un peu, car… Oh ! oui, décidément, il lui en coûtait trop de solliciter quelque chose de lui !

Il se pencha et elle vit, tout près d’elle, étinceler son regard entre les cils foncés.

Vous avez l’éloquence du cœur… et celle de la beauté. Je ne puis que m’avouer vaincu. J’accepte votre protégé, je vous promets d’être patient… et de ne pas le regarder.

Elle balbutia :

Je vous remercie… Vous êtes très bon.

Un étourdissement la gagnait. Elle se leva en murmurant :

Ouvrez une fenêtre, je vous en prie !

Il s’élança vers une porte-fenêtre et l’ouvrit toute grande. Elle s’avança et, s’appuyant au chambranle, offrit son visage à l’air frais et vivifiant.

Je vais sonner votre femme de chambre pour qu’elle vous apporte des sels, dit la voix un peu inquiète de M. de Ghiliac.

Elle l’arrêta du geste.

Oh ! c’est absolument inutile ! L’air suffira.

Cette odeur de tabac vous a peut-être incommodée ? J’ai la mauvaise habitude de fumer dans mon cabinet ; mais j’aurais dû vous recevoir dans le salon à côté.

Non, ce sont ces fleurs, ces parfums… Comment pouvez-vous vivre dans une atmosphère pareille ?

Je ne m’en aperçois pas, je vous assure ! Du reste, j’ouvre généralement mes fenêtres. Mais aujourd’hui, j’étais dans mes jours de paresse, je m’engourdissais dans cette chaleur… Tenez, comme celui-là.

Il montrait du geste le lévrier étendu sur des coussins et plongé dans le sommeil.

… Ce sont mes heures de nirvâna. Elles ne donnent pas le bonheur… mais le bonheur est une chimère. Prenons les fleurs de la vie, ne rêvons pas à d’impossibles paradis terrestres. Qu’en dites-vous, Valderez ?

Son étourdissement se dissipait, elle se ressaisissait maintenant. Et elle avait hâte de s’éloigner. Jamais encore elle n’avait vu, dans le regard d’Élie, cette expression d’ironie provocante et douce.

Je dis que l’engourdissement volontaire est toujours une faute, répondit-elle froidement. Quant à ne rechercher que les fleurs de la vie, c’est une conception bien païenne… Et les paradis terrestres n’existent plus.

Je le sais bien ! Et c’est dommage. La vie est tellement stupide, par le temps qui court ! Un bon petit Éden me plairait assez. Il est vrai qu’il se trouverait des gens pour dire que j’en ai ici tous les éléments. Mais ce sont de bons naïfs, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Elle détourna les yeux et fit quelques pas au dehors, sur la terrasse.

Si vous voulez rester quelque peu à l’air, je vais vous faire demander un vêtement, car vous risqueriez de prendre froid, surtout en sortant de cette pièce si chaude, dit M. de Ghiliac qui l’avait suivie.

Non, je ne reste pas. L’étourdissement est passé maintenant ; je vais aller écrire un mot pour Alice.

Ne vous pressez pas, Thibaut attendra tant qu’il faudra. Quant à votre protégé, dites-lui de venir me trouver un de ces jours.

Elle murmura un remerciement et s’éloigna. M. de Ghiliac la suivit des yeux, puis rentra dans son cabinet. D’un geste impatient, il écarta le fauteuil où s’était assise tout à l’heure la jeune femme.

Décidément, cette antipathie est irréductible ! songea-t-il. Qu’a-t-elle donc contre moi ? Je croyais n’avoir affaire qu’à un enfantillage d’enfant dévote, que des scrupules venaient assaillir, j’ai voulu l’en punir, — car c’était, après tout, fort mortifiant pour mon amour-propre, et de plus, je ne pouvais agir autrement à l’égard d’une jeune personne qui me déclarait l’impossibilité où elle était de m’aimer. Je pensais bien arriver, très vite, à lui faire changer d’avis et s’estimer trop heureuse que je veuille bien oublier les paroles prononcées par elle. Mais non ! On croirait même, vraiment, que sa défiance à mon égard augmente encore ! Et c’est pour cette femme qui me dédaigne que j’ai commis la première folie de ma vie, — une innommable folie, car enfin ce malheureux garçon me paraît à peu près mourant, et sa figure m’est désagréable au suprême degré. Mais comment résister à des yeux pareils… et à cette âme pétrie de charité et de bonté délicate ? Pour moi seulement, elle est glacée, comme la neige dont elle a la blancheur. M’aimera-t-elle un jour ? Mais cette situation ne peut se prolonger indéfiniment. Il faudra que nous en sortions, d’une manière ou d’une autre. Si, décidément, elle ne change pas d’attitude à mon égard, je tâcherai d’obtenir l’annulation de notre mariage. Tout au moins, je l’enverrai aux Hauts-Sapins, je n’en entendrai plus parler, je ne la verrai plus, cette créature qui me rend aussi stupide qu’un jouvenceau !

Il se jeta dans un fauteuil, alluma une cigarette d’une main frémissante. Ses sourcils se rapprochaient, donnaient à sa physionomie une expression un peu dure.

C’est égal, en voilà une qui, par hasard, a oublié d’être coquette, et dont, tout sceptique que je sois, je me vois obligé de reconnaître la simplicité candide. C’est sans doute pour cela que je lui fais peur. Elle me croit quelque noir démon. Eh bien ! laissons-la à sa croyance, laissons ce flocon de neige à sa solitude, et nous, allons nous soigner ailleurs, mon bon Élie, car nous sommes vraiment un peu malade… et un peu fou,” acheva-t-il avec un petit rire moqueur qui résonna dans la grande pièce où l’air froid du dehors dissipait maintenant les parfums capiteux.

* * *

Le lendemain, Valderez s’empressa, au sortir de la messe, d’aller porter aux Dubiet la bonne nouvelle.

Échappant, tout émue, à leurs ardents remerciements, elle revint vers le château, en passant par le parc. Elle marchait lentement, un peu songeuse. La neige, qui était tombée deux jours auparavant, craquait sous ses pas. Sur sa robe très simple, faite par elle et sa femme de chambre, elle portait une des fourrures de sa corbeille, ce vêtement dont Mme de Noclare avait dit, avec raison, que des reines pourraient l’envier. Une observation de M. de Ghiliac, qui s’étonnait de ne pas la voir s’en servir, avait décidé la jeune femme à le mettre parfois depuis quelque temps. Dans son inexpérience, elle ne se doutait guère de la valeur que représentait un pareil vêtement. Mais l’admiration de la vieille baronne d’Oubignies, qu’elle venait de rencontrer, ce matin, en sortant de la messe, les coups d’œil d’envie que, ces jours derniers, lui jetaient les dames de Vrinières, l’avaient quelque peu éclairée sur ce point. Sa simplicité, son éloignement de tout ce qui pouvait attirer l’attention s’en étaient émus ; mais elle se trouvait obligée de porter quand même ce vêtement, tant qu’il ferait froid, M. de Ghiliac lui ayant déclaré :

Je tiens à ce que vous vous en serviez le plus possible, le matin comme l’après-midi, car j’ai horreur des choses qui restent inutilisées.

À quoi Mme d’Oubignies, quand Valderez lui avait répété tout à l’heure ces paroles de son mari, avait ajouté avec un fin sourire :

M. de Ghiliac a parfaitement raison. Et comme c’est lui qui a choisi cette fourrure merveilleuse, il veut se donner le plaisir de voir combien elle vous rend encore plus jolie.

L’air vif et froid de cette matinée d’hiver venait rafraîchir le visage de Valderez, fatigué par une nuit d’insomnie. Elle se sentait très lasse ce matin, et inquiète, et triste. Quelque chose avait passé sur elle, hier. Il lui semblait tout à coup que l’existence telle qu’elle était depuis un mois devenait impossible. Sa défiance, bien loin de diminuer, avait pris, depuis la veille, une acuité plus grande. M. de Ghiliac s’était montré à elle sous un aspect nouveau, et troublant entre tous. Une inquiétude profonde subsistait encore dans l’âme de Valderez, bien que, hier soir, elle l’eût retrouvé le même que de coutume, un peu plus froid encore peut-être.

Elle s’arrêta tout à coup, immobilisée par une intense surprise. Dans une allée du parc, M. de Ghiliac arrivait à cheval, tenant assise devant lui Guillemette toute rose de joie.

Quelques jours auparavant, il était entré inopinément dans le salon blanc, au moment où l’enfant nerveuse et facilement irritable se trouvait en proie à une de ces crises de colère assez fréquentes chez elle, et que Valderez n’arrivait à calmer qu’avec beaucoup de raisonnement et de patience. À l’entrée de son père, elle cessa aussitôt ses trépignements, et, toute tremblante, les yeux baissés, écouta la voix froidement irritée qui la condamnait à une privation de dessert et de promenade en voiture pour toute la semaine.

Quelle influence vous avez sur cette enfant qui vous aime si profondément ! dit Valderez à son mari lorsque la petite fille se fut éloignée.

D’un ton de surprise sincère, il répliqua :

Elle m’aime, moi ? Vous m’étonnez, car je n’ai rien fait, je l’avoue franchement, pour obtenir ce résultat.

Elle s’en est bien aperçue, pauvre petite ! Et elle en souffre tant !

Il ne parut pas accorder d’attention à ces derniers mots et orienta la conversation sur un autre terrain. Fallait-il penser cependant qu’il avait réfléchi, et un peu compris ses torts envers l’enfant.

En approchant de Valderez, il se découvrit, et dit en souriant :

Voilà une petite fille que je viens de rencontrer dans le parc et d’enlever à miss Ebville. J’avais à lui faire certaine communication secrète dont elle se souviendra, je l’espère. Allons, Guillemette, descendons.

Il tendit la petite fille à Valderez et mit lui-même pied à terre. Tenant son cheval par la bride, il revint vers le château près de sa femme et de sa fille, en causant des hôtes attendus, après qu’il se fut informé avec sa courtoisie accoutumée de la santé de Valderez.

Quand Guillemette se trouva seule avec sa belle-mère, elle se jeta dans ses bras, riant et pleurant à la fois.

Qu’y a-t-il donc, ma chérie ?

Papa m’a embrassée !… et il m’a appelée sa chère petite fille !

Vraiment ! Te voilà contente, j’imagine ?

Oh ! oui, maman ! Et pourtant papa m’a grondée aussi ; il m’a dit que c’était très mal de vous faire de la peine en me mettant en colère, que je vous rendrais malade, mais que pour empêcher cela, il me mettrait en pension si je continuais, loin de vous, loin de lui !

Et à cette perspective Guillemette se mit à pleurer.

Eh bien ! ma petite fille, tu sais quel est le moyen d’éviter ce malheur, tu n’as qu’à l’employer, et alors ton cher papa t’aimera bien davantage encore. Maintenant, habillons-nous, car l’heure s’avance, et nos hôtes ne vont plus tarder à arriver.

M. de Ghiliac était le maître de maison le plus aimable qui fût, lorsqu’il le voulait bien. M. et Mme Vallet en firent ce jour-là l’expérience. Mais Alice, que le ton réservé, presque gêné des lettres de son amie avait frappée, ne se laissa pas complètement éblouir, comme son mari, par le séduisant châtelain. Très sérieuse, et surtout connaissant bien la nature de Valderez, elle eut aussitôt l’intuition que la jeune marquise, en dépit de toutes les apparences, n’était pas heureuse. Cependant, ne recevant pas de confidences, elle n’osa l’interroger, et partit inquiète le soir de ce jour, en coupant court aux paroles enthousiastes de son mari par ces mots prononcés d’un ton agacé :

Oui, il vous a tourné la tête, à vous aussi, mon pauvre André ! Mais je crains bien que ce beau monsieur ne soit en train de rendre malheureuse ma chère Valderez !

En revenant de reconduire leurs hôtes jusqu’à l’automobile qui les emmenait à Angers, M. de Ghiliac et Valderez s’arrêtèrent sur la terrasse. Cette soirée était merveilleuse, sans un souffle de vent. Dans le ciel dépouillé de ses nuages, les étoiles apparaissaient, et le croissant de la lune jetait une lueur légère sur les pelouses et sur les dômes des serres qui se profilaient au loin.

Valderez s’accouda un instant à la balustrade. Près d’elle, M. de Ghiliac s’était arrêté, les yeux fixés sur le délicat profil que laissait entrevoir l’écharpe de dentelle blanche dont la jeune femme avait entouré sa tête.

Un corps velu bondit tout à coup sur la balustrade, près de Valderez. C’était un chat noir, appartenant sans doute à quelque aide-jardinier. Valderez eut une exclamation d’effroi et, dans un mouvement répulsif, se recula si brusquement qu’elle se trouva dans les bras que son mari étendait d’un geste instinctif. Pendant quelques secondes, les lèvres d’Élie frôlèrent son front, et elle sentit sur ses paupières la caresse des moustaches soyeuses. Elle se dégagea hâtivement, en balbutiant :

Pardon… ces animaux me produisent toujours une impression si désagréable…

Elle se dirigea vers le salon. Mais il ne la suivit pas, et demeura un long moment sur la terrasse, qu’il arpentait de long en large en fumant. Seule, dans le salon, Valderez avait pris son ouvrage. Mais l’aiguille faisait, ce soir, triste besogne. La jeune femme, nerveuse, agitée, se leva dans l’intention de remonter chez elle.

Vous allez vous reposer ?

Élie entrait, en prononçant ces mots d’une voix indifférente.

Oui, je suis un peu fatiguée. Bonsoir, Élie.

Permettez-moi de vous retenir une minute. Il faut que je vous annonce mon très prochain départ… pour après-demain.

Vraiment ! Vous vous êtes décidé bien vite !

C’est mon habitude. Je hais les projets à longue échéance. Je vais passer quelques jours à Paris, et de là je partirai pour Cannes.

Mais alors… Benaki… vous l’emmenez ?

Un sourire d’inexprimable ironie vint entrouvrir les lèvres d’Élie.

Ah ! oui, c’est Benaki qui vous inquiète ! Je l’emmène, naturellement. Son instruction religieuse va se trouver interrompue, mais vous la reprendrez plus tard. Il est très possible que je vous l’envoie cet été, si je mets à exécution le projet qui m’est venu d’une expédition au pôle Nord.

Une expédition au pôle Nord ! répéta-t-elle, les yeux agrandis par la surprise.

Pourquoi pas ? Si je réussis, ce sera une célébrité de plus ; si j’y laisse mes os… eh bien ! le malheur ne sera pas si grand, n’est-il pas vrai ?

Il eut un petit rire sarcastique, en voyant Valderez détourner un peu les yeux, tandis que sa main ébauchait un geste de protestation.

Je vous en prie, ne vous croyez pas obligée de me dire le contraire ! Je préfère votre sincérité habituelle. Et quant à moi, croyez-vous que je ne regretterais pas de mourir là-bas, loin du monde, loin de tout. On dirait pendant quelque temps, dans les cercles élégants de Paris et d’ailleurs : “Ce pauvre Ghiliac, quel dommage ! Un si bel homme ! Un si grand talent ! Une si belle fortune ! Quelle folie !” Puis on m’oublierait comme on oublie toute chose. Vanité des vanités ! Ce sera vrai jusqu’à la fin du monde. Bonsoir, Valderez.

Il prit la main qu’elle lui tendait, sans la baiser comme il en avait coutume, et sortit d’un pas rapide.

Valderez demeura un instant immobile, les traits un peu crispés. Puis, lentement, elle remonta chez elle, en sachant d’avance que, cette nuit encore, elle ne pourrait trouver le sommeil, car trop d’angoisses, trop de doutes et d’incertitudes s’agitaient en son esprit.

Et M. de Ghiliac, en gagnant son appartement, murmurait avec un sourire railleur :

Ah ! c’est Benaki qui l’inquiète !… Benaki seulement. C’est délicieux !



À suivre...


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