Chapitre IV

Chapitre IV

Cétait jour de grand repassage aux Hauts-Sapins.

Dans l’immense cuisine voûtée, Valderez maniait diligemment le fer, tandis que Cécile et Bertrand, les deux blonds jumeaux de sept ans, jouaient dans un coin de la pièce, près de la vieille Chrétienne, l’unique servante des Noclare, occupée à éplucher des légumes pour le repas du soir.

Un pli profond barrait le beau front de Valderez. Tout en travaillant, elle refaisait mentalement le compte des dépenses du dernier mois. Malgré une économie de tous les instants, ces dépenses dépassaient la modique somme dont disposait la jeune fille. Il est vrai que M. de Noclare exigeait pour lui une nourriture plus soignée, il lui fallait du vin, des cigares… Et aujourd’hui la pauvre Valderez se trouvait toute désemparée en s’apercevant qu’elle avait des dettes. C’était peu de chose, mais jusqu’ici, au prix de maints prodiges, de fatigues et de privations personnelles, elle avait réussi à équilibrer le maigre budget.

En outre, depuis la visite de M. de Ghiliac, son père était plus sombre, plus acariâtre. La vue de ce privilégié, comblé de tous les dons de la fortune, pouvant user à son gré des plaisirs dont demeurait avide M. de Noclare, semblait avoir réveillé touts les amertumes de cette âme faible. De plus, depuis quelques jours, un souci plus grand paraissait peser sur lui, et Valderez se demandait avec angoisse si leur lamentable situation pécuniaire n’avait pas encore empiré.

Le facteur est passé ! Il y a une lettre pour toi, d’Alice d’Aubrilliers, dit Marthe, qui entrait dans la cuisine. Et papa a une lettre de Paris, avec une enveloppe gris pâle, si joliment satinée ! Il y a dessus une toute petite couronne de marquis. C’est probablement de M. de Ghiliac, ne penses-tu pas, Valderez ?

Je n’en sais rien, petite curieuse.

Le bref passage d’Élie de Ghiliac avait laissé une grande impression dans l’esprit de tous ; seule, Valderez n’y songeait plus dès le lendemain, car, en vérité, elle avait bien autre chose à faire et bien d’autres soucis en tête !

Elle prit la lettre que Marthe lui tendait et qui était d’une amie, dont les parents, autrefois voisins des Hauts-Sapins, habitaient depuis quelques mois Besançon.

Ah ! Alice se marie ! dit-elle, après avoir lu les premières lignes.

Avec qui, Valderez ?

Un avocat de Dijon, M. Vallet, — un jeune homme très sérieux, bon chrétien et d’excellente famille, me dit-elle.

Mais il n’est pas noble !

Valderez eut un léger mouvement d’épaules.

Qu’est-ce que cela, du moment où les qualités principales se trouvent réunies ? Alice semble si heureuse !

Alors, tu ne regarderais pas non plus à épouser un roturier ?

Non, pourvu qu’il fût de même éducation que moi, et de mentalité semblable. Il faut rechercher d’abord le principal, ma petite Marthe, et ne pas trop s’entêter aux considérations secondaires… Mais il est peu probable que des filles pauvres comme nous aient à s’inquiéter de ce sujet-là, ajouta-t-elle avec un sourire pensif.

Bah ! pourquoi pas ? dit Marthe en exécutant une pirouette.

Elle se trouva en face de Chrétienne, qui pelait ses légumes d’un geste automatique.

Dis, Chrétienne, que nous trouverons bien à nous marier ?

La vieille femme arrêta son travail, elle leva vers Marthe un visage sévère et morose, sillonné de rides.

Faudra voir… Et puis, tu seras aussi bien ici, va, plutôt que de t’attacher la chaîne aux bras. C’est comme Valderez, il vaut mieux pour elle qu’elle reste aux Hauts-Sapins, bien qu’elle n’y soit pas toujours sur des roses. Le mariage, c’est la misère… Oui, ma fille, je te le dis, fit-elle d’un ton grave, en étendant la main vers Valderez.

Souvent, oui… Mais enfin, Chrétienne, chacun doit suivre sa voie en ce monde ! répondit Valderez en secouant doucement la tête.

Bien sûr ! Tu dis des choses impossibles, Chrétienne ! s’écria vivement Marthe. Nous nous marierons, nous serons très heureuses, et toi tu en seras pour tes fâcheuses prédictions. Crois-tu que notre Valderez n’est pas assez belle pour être épousée par un prince ?

Chrétienne posa son couteau sur ses genoux, elle croisa les mains et leva vers Valderez ses yeux ternis par l’âge.

Ma fille, si jamais un homme t’épousait pour ta beauté seulement, je te plaindrais. Car la beauté s’en va, et alors vient l’abandon. Tu mérites mieux que cela, Valderez, parce que ton âme est plus belle encore que ton visage.

Ces paroles étaient extraordinaires dans la bouche de la vieille servante, généralement taciturne et plus portée à adresser à ses jeunes maîtresses des observations moroses que des compliments. Valderez et Marthe la regardaient avec surprise. Elle étendit sa main vers l’aînée…

Va, ma fille, je prierai pour toi, dit-elle solennellement.

Et, reprenant son couteau, elle se remit à l’épluchage de ses légumes.

Marthe s’éloigna, et Valderez, ayant rapidement parcouru la lettre de son amie, se remit à l’ouvrage. Mais à peine avait-elle donné quelques coups de fer que la porte s’ouvrit, livrant passage à M. de Noclare, très rouge, tout émotionné…

Viens vite, Valderez, j’ai à te parler, dit-il d’une voie étranglée.

Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle, déjà anxieuse.

Sans répondre, il l’entraîna vers le parloir. Elle eut une exclamation d’inquiétude en apercevant sa mère à demi évanouie sur sa chaise longue.

Oh ! ce n’est rien du tout !… c’est la joie ! dit M. de Noclare en voyant Valderez se précipiter vers elle. Un événement si inattendu, si incroyable, si… si…

Quoi donc ? demanda machinalement Valderez, tout en mettant un flacon de sels sous les narines de sa mère.

Une demande en mariage pour toi ! Devine qui ?

Une demande en mariage ! dit-elle avec stupéfaction. Je ne vois pas qui… nous ne connaissons personne…

Ah ! tu ne connais pas le marquis de Ghiliac ? dit M. de Noclare d’une voix qui sonna comme une fanfare triomphale.

Le marquis de Ghiliac !

Le flacon glissa des mains de Valderez, et se brisa sur le parquet. La jeune fille, se redressant, regarda son père d’un air incrédule.

Voulez-vous dire, mon père, que… ce soit lui ?

Oui, c’est lui !… lui qui m’a écrit pour demander ta main, Valderez, ma fille bien-aimée !

Il lui avait saisi les mains entre les siennes, qui tremblaient d’émotion. Valderez, dont le visage s’empourprait, murmura :

Mais, mon père… je ne comprends pas…

Comment ! tu ne comprends pas ? N’ai-je pas été suffisamment clair ? Faut-il encore te répéter que le marquis de Ghiliac demande la main de Valderez de Noclare ?

Mme de Noclare ouvrait en ce moment les yeux. Elle étendit les mains vers sa fille en balbutiant :

Mon enfant, combien je suis heureuse ! Un tel mariage ! Un rêve invraisemblable !

Valderez, devenue subitement très pâle, appuya sa main tremblante au dossier d’une chaise. Il n’y avait pas trace, sur son beau visage, de la joie débordante dont témoignait la physionomie de ses parents. C’était bien plutôt de l’effroi qui se mêlait à sa stupéfaction.

Comment M. de Ghiliac peut-il désirer épouser une personne aperçue pendant une heure au plus ? dit-elle d’une voix qui tremblait légèrement. Il ne me connaît pas…

M. de Noclare éclata de rire.

Es-tu neuve dans la vie, ma pauvre Valderez ! La moitié des mariages se font ainsi. D’ailleurs M. de Ghiliac est de ceux qui jugent les gens d’un coup d’œil… Et puis, petite naïve, ne sais-tu pas que tu es assez belle pour produire le fameux coup de foudre ? Cependant, ta surprise est compréhensible, car, malgré tout, il était impossible de rêver pareille chose ! Un homme célèbre comme lui, et tellement recherché, et follement riche ! Avec cela, il est l’unique héritier de son grand-oncle, le duc de Versanges, dont le titre lui fera également retour…

Un geste de Valderez l’interrompit.

Ces considérations me paraissent bien secondaires, mon père. Je vois autre chose dans le mariage…

Oui, oui, nous savons que tu fais la sérieuse, la désintéressée. Eh bien ! lis la lettre de M. de Ghiliac, tu verras les raisons dont il appuie sa demande.

Valderez prit la feuille gris pâle, d’où s’exhalait ce parfum léger, subtil, qui avait persisté l’autre jour dans le parloir, après la visite de M. de Ghiliac. Elle parcourut rapidement la missive, dans laquelle il sollicitait sa main en termes élégants et froids, déclarant qu’il espérait trouver en Mlle de Noclare, fille et sœur si parfaitement dévouée, l’épouse sérieuse cherchée par lui, et une mère toute disposée à aimer la petite fille qu’il avait eue de son premier mariage.

Mademoiselle votre fille n’aurait pas à craindre de voir beaucoup changer ses habitudes en devenant marquise de Ghiliac, ajoutait-il. Je n’aurais aucunement l’intention de l’astreindre à la vie mondaine, si déplorable à tous points de vue. Elle vivrait avec ma fille au château d’Arnelles, où son existence serait très calme, — presque autant qu’aux Hauts-Sapins. Avant toute chose, je recherche une jeune personne raisonnable et bonne, — et telle m’a apparu Mlle de Noclare.

Ce qui, dans le ton de cette lettre, avait échappé au père et à la mère, fous d’orgueil et de joie, se précisa nettement dans l’esprit de la jeune fille : elle saisit, sous les phrases correctes de l’homme du monde, la froideur absolue, — probablement aussi profonde que l’était sa propre indifférence à l’égard d’Élie de Ghiliac. En admettant que celui-ci eût ressenti le coup de foudre, il n’avait su aucunement le montrer, en dépit de son habileté littéraire.

De cette flatteuse demande en mariage, il se dégageait clairement ceci : le marquis de Ghiliac cherchait une mère pour sa fille, il pensait la trouver en cette jeune fille pauvre, accoutumée à une existence austère et au soin des enfants. Par M. d’Essil, il avait eu les renseignements nécessaires, et, ne songeant qu’à un mariage de raison, ne s’attardait pas en phrases inutiles à l’égard de cette humble petite provinciale, à laquelle il faisait l’honneur d’offrir son nom, un des plus glorieux de l’armorial français.

Valderez comprit aussitôt tout cela, un peu confusément, car elle était inexpérimentée, et elle n’avait jamais eu le loisir ni l’idée de réfléchir sur la question du mariage, considéré par elle comme à peu près inaccessible.

Elle tendit silencieusement à son père l’élégante missive dont le parfum l’impressionnait désagréablement.

Eh bien ! qu’en dis-tu ? N’est-il pas sérieux ? Il ne veut pas d’une mondaine, tu vois… ce qui n’empêchera pas qu’une fois mariée, tu l’amèneras à faire ce qui te plaira. Ce ne serait pas la peine d’avoir une position comme celle-là pour n’en pas profiter !

Vraiment, vous me connaissez bien peu, mon père ! La perspective de cette vie calme et de ce devoir à remplir près d’une enfant sans mère m’attirerait au contraire, si… si ce n’était “lui”.

Comment, si ce n’était pas lui ? s’exclama M. de Noclare, tandis que sa femme se redressait un peu pour regarder Valderez d’un air stupéfait.

Oui, car il ne me plaît pas, et je ne crois pas pouvoir ressentir de sympathie à son égard.

Il ne te plaît pas ! bégaya Mme de Noclare. Lui qu’on appelle le plus beau gentilhomme de France !

M. de Noclare, un moment abasourdi, eut un mordant éclat de rire.

En vérité, Valderez, as-tu donc quelque chose de dérangé là ? dit-il en se frappant le front. On t’en donnera, un prétendant de cette espèce ! Une pareille demande ne se discute même pas On l’accepte comme une de ces chances inouïes dont on n’aurait jamais osé avoir l’idée. Ah ! il ne te plaît pas, cet homme qui n’aurait qu’à choisir parmi les plus nobles et les plus opulentes ! Folle créature, combien de femmes, portant les plus grands noms d’Europe, appartenant même à des familles souveraines, exulteraient de bonheur si cette demande leur était adressée ! Tu ne l’as donc pas regardé, ou bien tu étais aveugle, l’autre jour, pour venir nous dire cette insanité : “Il ne me plaît pas !

Comme beaucoup de natures faibles, M. de Noclare était violent à l’égard de ceux sur qui il exerçait une autorité. Valderez voyait poindre l’orage. Néanmoins, elle continua courageusement :

J’ai voulu dire, mon père, que sa seule vue suffit à me persuader que rien — goûts, habitudes, éducation — n’est commun entre nous. Il est, avez-vous dit vous-même, extrêmement mondain ; on le devine aussitôt, rien qu’à sa tenue, raffiné en toutes choses, jusqu’à l’excès peut-être… Et ce pli railleur des lèvres que vous avez sans doute remarqué…

Allons, je vois que ma pieuse fille sait fort bien observer et juger son prochain ! interrompit M. de Noclare avec une irritation sarcastique. Mais tout cela, ce sont des enfantillages ! Parlons sérieusement, Valderez.

Je suis absolument sérieuse, mon père. Le sujet est trop grave pour qu’il en soit autrement. Je vous avoue, en toute franchise, que M. de Ghiliac m’inspire une sorte d’effroi et que je ne crois pas possible, en ce cas, de devenir sa femme.

Elle prononçait ces derniers mots d’une voix tremblante, car elle savait d’avance quelle fureur elle allait déchaîner. Mais elle savait aussi que, loyalement, elle devait les dire.

Valderez ! gémit Mme de Noclare.

Un flot de sang était monté au visage de M. de Noclare. Il posa sur l’épaule de sa fille une main si dure que Valderez chancela.

Écoute, dit-il d’une voix sifflante, je vais te dire les conséquences d’un refus de ce genre. J’avais engagé les quelques fonds qui nous restaient dans des opérations financières paraissant annoncer des chances sérieuses. Ces jours derniers, j’ai appris que cette affaire périclitait. Si j’en retire le quart, je devrai m’estimer satisfait. Alors, ce sera la misère, comprends-tu, Valderez ? la misère noire. Les Hauts-Sapins seront vendus pour un morceau de pain et nous irons mendier sur les routes.

Valderez, écrasée par cette révélation, demeurait sans parole. Il poursuivit :

Si tu épouses M. de Ghiliac, tout change, car naturellement, celui-ci ne laissera pas dans le besoin les parents de sa femme, il pourvoira à l’éducation des enfants…

Non, non, pas cela ! je travaillerai, je ferai n’importe quoi… mais ne me demandez pas cela ! dit-elle d’une voix étranglée.

Je serais curieux de savoir comment tu parviendrais à nourrir tes frères et sœurs, ainsi que ta mère et moi ! riposta ironiquement M. de Noclare. Ne nous débite pas de pareilles sottises, je te prie.

Valderez baissa la tête. C’était vrai, ce qu’elle pouvait n’était à peu près rien et ne parviendrait pas à combler la centième partie du gouffre ouvert par l’imprévoyance paternelle.

Ce mariage est donc pour nous une invraisemblable planche de salut. Il nous donnera enfin la sécurité, il assurera brillamment ton avenir en faisant de toi une des plus grandes dames de France.

Oh ! moi ! murmura Valderez d’un ton brisé.

Elle rencontra le regard de sa mère, suppliant et pathétique. Là non plus, elle ne trouverait pas d’appui. Mme de Noclare était une âme faible unie à un corps fatigué ; jamais elle n’avait eu d’autre volonté que celle de son mari, jamais elle n’avait su diriger ses enfants, et c’était l’aînée, admirablement douée moralement, qui assumait les responsabilités de l’éducation de ses frères et sœurs. Pour sa mère, Valderez avait une affection inconsciemment protectrice, mêlée de compassion et de respect, elle s’ingéniait à lui enlever les moindres soucis. Aussi comprit-elle aussitôt la signification de ce regard.

Le voulez-vous donc aussi ? murmura-t-elle, le cœur serré, en se penchant vers Mme de Noclare.

Si je le veux ! Mais ce sera le repos pour nous tous, mon enfant ! Te savoir si bien mariée !… Et nous à l’abri du besoin ! Il n’y a pas à hésiter, voyons, Valderez !

Si, je dois réfléchir, dit fermement la jeune fille en se redressant et en se tournant vers son père. Une telle décision ne peut être prise inconsidérément. D’ailleurs, ne faut-il pas avoir des informations auprès de M. d’Essil ? Nous ne savons rien de M. de Ghiliac… rien, pas même s’il a quelques sentiments religieux, et si sa femme pourrait voir ses convictions respectées.

M. de Noclare eut un geste impatient.

Eh ! te figures-tu qu’il soit un sectaire ? Il est catholique, naturellement, comme tous les Ghiliac ; quant à être pratiquant, c’est chose peu probable. Mais il ne faut pas trop demander et faire la petite exagérée. Du reste, je vais écrire à M. d’Essil, s’il ne faut que cela pour te décider. En attendant sa réponse, tu réfléchiras à ton aise. Mais n’oublie pas qu’il s’agit pour nous de la misère ou de la sécurité, selon le parti que tu prendras.



À suivre...



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