Chapitre XIX

Chapitre XIX

Valderez, assise près d’une des fenêtres du salon qui précédait sa chambre, songeait, les yeux fixés sur les frondaisons brunissantes des arbres du parc, qui, là-bas, se montraient à la limite des jardins.

Le malaise de cette nuit ne laissait d’autre trace qu’un peu de fatigue. M. de Ghiliac, en venant voir sa femme ce matin, avait tenu cependant à ce qu’elle restât déjeuner chez elle, afin de se reposer complètement. Et cet homme si froidement personnel, selon Mme de Ghiliac et Mme de Brayles, ce mari qui laissait là avec tant de désinvolture sa première femme malade était demeuré longuement près de Valderez, la distrayant par sa causerie, s’informant de tout ce qu’elle pouvait désirer et donnant lui-même ses instructions au chef afin que lui fût servi un repas à la fois léger et reconstituant.

Aucune allusion n’avait été faite à ce qui s’était passé dans le petit salon de la Voglerie. Valderez était certaine cependant que son mari avait deviné quelque chose, et qu’il lui demanderait des explications à ce sujet. C’était son droit, c’était son devoir, et elle était prête à les lui donner.

Les paroles perfides de Mme de Brayles, après la première émotion passée, n’avaient laissé aucune impression en elle. Élie pouvait avoir de graves défauts, mais quant à être coupable de ce crime, jamais ! Quelle créature odieuse était donc cette jeune femme, qui osait lui parler ainsi de son mari, insinuer de misérables calomnies ?

Mais Valderez se demandait, depuis quelque temps, si une autre n’avait pas usé, à son égard, d’une perfidie analogue, en lui dévoilant à l’avance et en exagérant les défauts d’Élie, et ses torts envers sa première femme.

Maintenant, elle l’attendait. Il lui avait dit qu’il reviendrait après le déjeuner, aussitôt que ses devoirs de maître de maison le laisseraient libre. Et un émoi, à la fois craintif et très doux, faisait palpiter un peu le cœur de Valderez, à la pensée de cette entrevue.

Voici qu’il entrait, qu’il s’avançait vivement, en homme qui a trouvé le temps long.

Ce pauvre bavard de lord Germhann m’a retenu indéfiniment au fumoir ! J’avais cependant une telle hâte de venir voir comment vous vous trouviez !

Mais je suis très bien, je vous assure ! J’aurais vraiment pu descendre pour le déjeuner.

Il s’asseyait près d’elle, sur le petit canapé où elle se trouvait, et lui prit la main en la couvrant de ce regard si profond et si doux qu’il avait pour elle depuis quelque temps.

Non, il valait mieux vous reposer complètement. Cette existence, à laquelle vous n’êtes pas habituée, vous fatigue, et je tiens essentiellement à ce que vous vous soigniez. Le monde ne vaut pas la peine que vous perdiez votre santé pour lui. Maintenant, je vais vous dire quelque chose qui vous fera plaisir. Ce matin, j’ai eu une longue conversation avec votre père. Je l’ai sermonné, il m’a promis de ne plus toucher à une carte. Cette promesse, je saurai la lui rappeler en temps et lieu. Et j’ai obtenu également, sans grandes difficultés, qu’il laisse Roland suivre sa vocation.

Vous avez réussi ! Oh ! qu’il va être heureux, mon cher petit Roland ! Comment puis-je vous remercier, Élie ?

Je vais vous le dire, Valderez, dit-il avec une grave douceur. Cette nuit, quand je suis entré dans la pièce où vous vous teniez avec ma mère et Mme de Brayles, j’ai compris aussitôt, en voyant votre physionomie, que l’on venait de vous dire quelque chose de grave… contre moi, probablement. Or, ce que je vous demande, c’est de me témoigner une entière confiance, en m’apprenant de quoi on m’accuse ; car j’ai le droit de me défendre.

Vous avez raison, et moi aussi, je dois vous le dire. Mme de Brayles venait de me rapporter des bruits odieux qui ont couru… au sujet de la mort de votre première femme, acheva-t-elle en baissant instinctivement la voix.

Et qu’en avez-vous pensé ?

Il se penchait un peu, en plongeant son regard ferme et droit, un peu anxieux cependant, dans les grands yeux bruns très émus.

Oh ! je ne l’ai pas cru un instant ! Jamais, Élie ! Cela, jamais !

La protestation vibrante s’exprimait dans sa voix, dans son regard, dans le frémissement de toute sa personne.

La physionomie d’Élie s’éclaira d’un rayonnement soudain. Il se pencha un peu plus encore et ses lèvres touchèrent le front auréolé d’or foncé.

Merci, ma bien-aimée ! dit-il avec ferveur. Je supporterais tout, sauf de vous voir penser un seul instant que je ne suis pas un honnête homme. Mais dites-moi un mot… un mot seulement ! Valderez, pouvez-vous me dire : “Je vous aime” ?

Devant l’immense tendresse du regard qui l’implorait, les dernières brumes du doute s’évanouirent. La tête charmante s’inclina sur l’épaule de M. de Ghiliac et Valderez murmura : “Je vous aime, mon Élie.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, dans l’enivrement de leur bonheur. Les grandes joies sont profondes et silencieuses. Et les baisers d’Élie avaient plus d’éloquence que des paroles, en ces premiers instants où ils sentaient enfin leurs cœurs battre à l’unisson.

Voici seulement quelques jours que vous me laissez lire un peu dans ces chers yeux-là, murmura enfin Élie. Avant, j’ignorais si j’avais enfin le bonheur d’avoir conquis votre affection.

Vous l’avez depuis longtemps… depuis le commencement, je crois. Mais… Oh ! dites-moi, Élie, pourquoi avez-vous eu cette attitude, pourquoi m’avez-vous parlé ainsi le jour de notre mariage ? Je sais que j’ai eu tort ce jour-là, que vous pouviez être froissé. Mais si vous aviez songé à ma jeunesse, à mon inexpérience…

Oui, je suis le coupable, le seul coupable, ma pauvre chérie ! Mon orgueil s’est cabré à ce moment-là, il a étouffé le cri de l’amour, — car déjà je vous aimais, Valderez, et je devais vous le dire ce jour-là. Ensuite, c’est l’orgueil toujours qui m’a dicté mon odieuse conduite à votre égard, dans les premier mois de notre mariage. Non, ne protestez pas ! C’était vraiment odieux de vous délaisser, si jeune, et de vous faire souffrir, simplement parce que mon amour-propre masculin ne voulait pas se plier à demander une explication et à vous faire connaître que vous étiez aimée. J’ai compris enfin mes torts, et je suis revenu près de vous, résolu à conquérir votre affection, en vous montrant que je puis être, que je suis réellement un peu plus sérieux que ne le font penser les apparences… et que j’ai un cœur — ce dont vous doutiez peut-être aussi, Valderez ?

J’en ai douté longtemps, Élie, je vous le dis franchement.

Je vous en ai donné le droit. Mais me trompé-je en pensant qu’il y a eu autre chose ?… que vous aviez été prévenue contre moi ?

Elle rougit, mais ne détourna pas son regard de celui d’Élie.

Oui, on vous a représenté à moi sous des couleurs très noires, sous l’aspect du pire égoïste, incapable du moindre attachement et n’en désirant pas de ma part, du dilettante tout disposé à ne voir en moi qu’un intéressant sujet d’étude psychologique…

Les bras d’Élie enserrèrent plus étroitement la jeune femme, et elle vit ses yeux étinceler d’irritation intense.

On a osé vous dire cela ! Ma pauvre petite aimée ! Ah ! je comprends, maintenant, la crainte, la défiance que je vous inspirais ! Mais quel est le misérable auteur de cette perfidie ?…

Valderez rougit plus fort encore en murmurant :

Je vous en prie, Élie, ne me demandez pas cela ! Je ne puis vous le dire.

Les yeux d’Élie étincelèrent de nouveau ; il dit à mi-voix :

Non, je ne demande rien… je sais, maintenant.

Elle comprit, à son accent, à l’expression de sa physionomie, qu’il avait en effet tout deviné et que l’irritation grondait en lui. D’un ton de prière, elle demanda :

Vous ne direz rien, Élie ? Il faut oublier et pardonner. Je le fais bien volontiers, je vous assure, car je suis si heureuse maintenant !

Il baisa les cheveux aux reflets d’or en murmurant :

Je ne suis pas si bon que vous, ma Valderez ! Oublier et pardonner cela ! Non, non !

Vous le devez, Élie !

Peut-être, à la longue… N’exigez pas trop pour le moment d’un imparfait comme moi, ma chérie, ajouta-t-il en souriant doucement aux grands yeux pleins de reproche. Je vous promets de ne rien dire, c’est tout ce que je puis faire ; et encore est-ce parce que, malgré tout, je dois conserver le respect filial. Quant à Roberte, c’est autre chose…

Laissez-la aussi, Élie !

C’est impossible. Quand on trouve un serpent venimeux sur sa route, il faut l’écraser. Ne vous occupez donc pas de cela, Valderez. Dites-moi plutôt si, maintenant, toute méfiance a bien disparu, si vous croyez en moi, sans réserve ?

Vous avez toute ma confiance, mon cher Élie, car vous m’avez permis d’apprécier depuis quelque temps toute la bonté, toute la droiture de votre cœur… et parce que je sens, je suis sûre que vous m’aimez réellement. J’ai tant souffert de douter de vous ! Mais vous étiez un mystère bien angoissant pour une pauvre petite ignorante comme moi…

Il l’interrompit avec un rire ému :

Je le suis pour tous, même pour mes parents et mes intimes. Mais vous, mon premier et unique amour, vous, dont je souhaite faire ma bien-aimée confidente, je veux que vous me connaissiez, avec tous mes défauts et mes qualités, — car, enfin, j’espère en avoir quelques-unes, malgré tout le mal que l’on dit de moi !

Et il parla de lui, simplement, loyalement. Il montra l’enfant au cœur ardent et à la grâce charmeuse, petit souverain adoré de tous, l’adolescent adulé et déjà sceptique, car il voyait trop bien toutes les faiblesses humaines et les raillait sans pitié. Cette tendance n’avait fait qu’augmenter en lui, lorsque, jeune homme, il était devenu l’idole du monde de la haute élégance, qui oubliait l’impitoyable ironiste devant le séduisant grand seigneur et l’écrivain au style enivrant.

L’éducation religieuse, très superficielle, reçue dans son enfance avait été vite oubliée. Cependant, une empreinte en était restée dans cette âme aux instincts très nobles et très chevaleresques, et c’était à elle, plus encore qu’à son orgueil d’homme fier de sa force morale qu’Élie devait d’avoir échappé aux faiblesses et aux fautes où s’enlisaient tant d’autres. Mais, dans l’exagération de son scepticisme, il en était arrivé à s’endurcir le cœur, et à accorder au cerveau une place prépondérante. L’orgueil s’était exalté chez lui, entretenu par les adulations dont il était l’objet, par la conscience de sa supériorité morale et intellectuelle. Et, par une contradiction qu’il n’avait jamais cherché à expliquer, cet homme qui raillait et méprisait le monde, vivait continuellement dans son ambiance, et se laissait complaisamment encenser, un sourire de sarcasme aux lèvres, par des thuriféraires idolâtres.

Les contrastes avaient toujours été déconcertants chez lui. C’est qu’aucune sérieuse éducation morale ne lui avait jamais été donnée et qu’il avait poussé au gré d’une nature très riche, sans autre loi que son caprice. Son père était mort jeune, sa mère n’avait vu d’abord en lui que l’enfant délicieux qui flattait sa vanité, et, plus tard, elle avait admiré aveuglément l’adolescent dont la volonté impérieuse et la hautaine intelligence la subjuguaient. Lui, tout enfant, l’avait devinée frivole et uniquement occupée d’elle-même ; il s’était toujours souvenu d’un soir où sa sœur Éléonore, en proie à une fièvre ardente, retenait de ses petites mains brûlantes la robe de soie précieuse que portait la marquise, venue pour jeter un coup d’œil, avant de partir en soirée, sur l’enfant que sa gouvernante lui avait dit très malade. Mme de Ghiliac avait écarté brusquement les doigts d’Éléonore en s’écriant : “Cette petite est insupportable ! Surveillez donc un peu ses gestes, Fräulein ! Et si vous croyez le médecin nécessaire, faites-le venir. Mais vous vous effrayez bien à tort, certainement.

Non, jamais Élie n’avait oublié cette scène, qui avait frappé son esprit d’enfant trop observateur. Et bien qu’il eût bénéficié, à lui seul, de toute la somme d’amour maternel que pouvait contenir le cœur de Mme de Ghiliac, il avait été incapable d’accorder jamais autre chose qu’une froide déférence à la mère qui n’avait pas conscience de ses devoirs.

Maintenant, je dois vous parler de mon premier mariage, ma chère Valderez, ajouta-t-il. Car je me doute que sur ce point encore j’ai été quelque peu malmené. Il fut ce que sont tant d’autres, dans notre monde en particulier : une union de convenance, — de ma part du moins. J’avais vingt-deux ans, Fernande dix-sept. Nos quartiers de noblesse s’égalaient ; elle était femme du monde, savait s’habiller et recevoir. Je la connaissais depuis l’enfance, je la savais frivole, d’intelligence moyenne, mais douce et se laissant facilement conduire. L’amour étant jugé par moi, à cette époque, comme un encombrement inutile dans l’existence, — je n’ai changé d’avis qu’en vous connaissant, — ce mariage de raison me parut suffisant ; Fernande de Mothécourt devint marquise de Ghiliac. Mais, chose étrange, la jeune femme se révéla à moi plus enfant, plus futile que ne l’avait été la jeune fille. Et je connus toute la gamme des exigences déraisonnables, des crises de nerfs, des exubérances sentimentales. Ce n’est pas que je veuille nier mes torts ! J’en ai eu, j’ai manqué de patience, d’indulgence envers une pauvre créature exaltée, qui m’aimait réellement. Mais ces scènes continuelles m’exaspéraient et me conduisaient peu à peu à l’antipathie à son égard. Ce mariage fut une erreur de notre part à tous deux. Elle l’a expiée plus durement que moi, la pauvre enfant, parce qu’elle aimait. Mais, à son lit de mort, elle a compris qu’elle avait elle-même compromis et finalement perdu son existence, car, dans le délire de la fin, elle a répété plusieurs fois : “Je me suis trompée ! Élie, je me suis trompée !

Ils demeurèrent un moment silencieux. Entre eux passait l’ombre de la jeune femme à la cervelle d’oiselet, mais au cœur passionné, qui était morte sans comprendre — sauf peut-être à ses derniers moments — ce qu’il eût fallu pour conquérir le cœur d’Élie de Ghiliac.

Pardonnez-moi, Valderez, d’avoir abordé ce sujet, dont il n’aurait pas dû être question entre nous, dit doucement Élie. Mais je devais remettre les choses au point, dans le cas où on les aurait faussées pour vous. J’ai eu des torts, elle aussi. Dieu seul sera juge des responsabilités. Maintenant, parlons de vous, ma Valderez. Savez-vous qu’une certaine jeune Comtoise de ma connaissance fit une profonde impression sur moi, dès le premier jour où je la vis, aux Hauts-Sapins ?

Oh ! Élie, vous étiez si froid pourtant !… Et même après, pendant nos fiançailles…

Ma pauvre chérie, pardon ! Mon stupide orgueil se révoltait à l’idée de l’influence que — je le sentais instinctivement — vous exerceriez sur moi dès que j’aurais laissé parler mon cœur. Car vous, Valderez, vous êtes une intelligence, vous êtes une âme, et quelle âme ! Votre beauté n’aurait pas suffi à me vaincre tout entier, si elle n’avait été sur merveilleusement complétée… Allons, ne rougissez pas, chérie ! Il faut permettre à votre mari de vous dire la vérité. Et il faudra aussi lui apprendre à vous imiter quelque peu, à devenir meilleur, chère petite fée.

Ce sera si facile, avec un cœur comme le vôtre ! Vous allez me rendre trop heureuse, mon cher mari !

Il ne sera pas trop tôt ! Les soucis et le chagrin ne vous ont pas manqué, chez vous d’abord, ici ensuite. Heureuse, je veux que vous le soyez, autant qu’il dépendra de moi. Et tout d’abord, c’est vous qui organiserez notre existence, à votre gré.

Vous permettez qu’elle ne soit pas si mondaine ? dit joyeusement Valderez.

Elle sera ce que vous voudrez, je le répète. Il me suffit de vous avoir à mon foyer, le reste m’importe peu. Vous n’êtes pas faite pour la vie mondaine, Valderez. Je vous ai mise à l’épreuve, pour savoir si le trésor que je possédais était réellement d’or pur. Et je vous ai vue rester la même devant les tentations du luxe, de la coquetterie, de la vanité que pouvait vous inspirer votre position. Je vous ai vue demeurer indifférente devant l’attrait du plaisir, des mondanités qui occupent les autres femmes, et ne vous soucier en rien de l’admiration dont vous êtes partout l’objet. Valderez, comme il faudra que vous soyez patiente pour arriver à me rendre digne de vous !

Ils causèrent ainsi longuement, cœur à cœur, jusqu’à l’heure du thé. Alors Valderez se leva, pour aller s’habiller afin de descendre rejoindre ses hôtes.

Quelle robe voulez-vous que je mette, mon cher seigneur et maître ? demanda-t-elle avec un sourire de tendre malice.

Il se pencha vers elle, et ses lèvres effleurèrent les cils brun doré.

Mettez du blanc, ma reine chérie. Rien ne vous va mieux. Candidior candidis. Cette devise de la pieuse reine Claude et de ma sage aïeule sera aussi la vôtre, mon beau cygne.



À suivre...


0 commentaires:

Enregistrer un commentaire