Chapitre III

Chapitre III

La neige couvrait la grande cour des Hauts-Sapins, dérobant ainsi aux regards les pavés lamentablement inégaux, de même que, sur le toit du vieux castel, elle cachait de son décor immaculé le triste état des ardoises, la décrépitude des figures de pierre ornant les plus hautes fenêtres.

Et blanches aussi étaient les combes profondes, et la vallée où se blottissait le village de Saint-Savinien, blanches les sapinières escaladant les pentes abruptes, blancs encore les pâtis aujourd’hui déserts.

À travers la cour, Valderez de Noclare allait et venait, faisant craquer doucement la neige sous ses petits sabots. Elle transportait de la buanderie, vieille bâtisse lépreuse, jusque dans la cuisine, le linge du dernier blanchissage. Un tablier de toile bleue fort passée entourait sa taille, qui se devina d’une extrême élégance sous la vieille robe mal coupée. Valderez était, en effet, grande sans excès et admirablement bien faite. Le capuchon qui entourait sa tête empêchait de voir son visage ; mais il était facile de constater que dans sa besogne de ménagère, elle gardait des manières d’une grâce naturelle incomparable.

Elle s’arrêta tout à coup au milieu de la cour en apercevant une toute petite fille qui venait d’apparaître sur le perron :

Que veux-tu, ma Cécile ? demanda-t-elle.

Bertrand dit qu’il est l’heure de goûter, Valderez, fit une petite voix légèrement bégayante. Et papa se fâche parce qu’il ne trouve pas la clef du grenier aux vieux livres.

Valderez plongea vivement la main dans la poche de sa robe.

C’est vrai, j’ai oublié de l’accrocher à sa place ! Viens la chercher, Cécile.

L’enfant descendit et s’avança à petits pas pressés. Elle prit la clef que lui tendait sa sœur, mais demeura immobile, en levant vers Valderez un visage un peu inquiet.

Eh bien ! qu’attends-tu ? demanda la jeune fille d’un ton malicieux.

Mais… Bertrand voudrait bien goûter !

Un éclat de rire délicieusement jeune et frais s’échappa des lèvres de Valderez.

Et Mlle Cécile aussi, n’est-ce pas ? Allons, rentre vite, je vais avoir fini dans cinq minutes. Ne perds pas la clef, surtout !

Elle se pencha pour ramener sur les épaules de l’enfant la petite pèlerine qui glissait. Ce mouvement fit tomber son propre capuchon, mal attaché. Entre les nuages gris pâle dont le ciel était parsemé, un rayon de soleil perça à ce moment ; il éclaira triomphalement un visage aux lignes pures, un teint d’une merveilleuse blancheur, une chevelure souple, ondulée, d’un brun doré admirable.

Valderez, un monsieur ! murmura Cécile.

Son petit doigt se tendait vers la grille. Valderez tourna vivement la tête de ce côté ; elle vit, derrière les barreaux, un jeune homme de haute taille, qui lui était complètement inconnu.

Au même instant, l’étranger, détournant son regard attaché sur Mlle de Noclare, agitait la sonnette d’une main décidée.

La jeune fille eut un mouvement pour se diriger vers le logis, afin d’y déposer son linge. Mais non, elle ne pouvait faire attendre cet étranger les pieds dans la neige. Elle s’en alla vers la grille avec son fardeau, en rajustant tant bien que mal son capuchon.

Le jeune homme se découvrit en demandant :

Suis-je bien ici aux Hauts-Sapins, chez M. de Noclare, mademoiselle ?

Valderez répondit affirmativement, tout en faisant tourner la clef dans la serrure et en ouvrant un battant de la grille.

Lui serait-il possible de me recevoir ? Je viens de la part du comte d’Essil…

La physionomie sérieuse et un peu intimidée de Valderez s’éclaira aussitôt.

Sans doute ! M. d’Essil est un excellent ami de notre famille. Entrez donc, monsieur.

Il la suivit à travers la cour. Ses pénétrantes prunelles bleues l’enveloppaient d’un regard investigateur, comme pour noter le moindre de ses mouvements.

Cécile ! appela Valderez.

Mais la petite fille, intimidée, avait disparu. Valderez se tourna vers l’étranger :

Voulez-vous monter, monsieur ? dit-elle en désignant le vieux perron branlant dont la neige cachait l’état lamentable. Je vais me débarrasser de ce linge et je vous rejoins aussitôt.

Elle s’éloigna, tandis que le jeune homme, gravissant le perron, entrait dans un large vestibule aux murs de pierre grisâtre, où, pour tout ornement, se voyaient quelques vieux trophées de chasse, trois ou quatre bancs et coffres de chêne usé…

En vérité, tout cela sent la misère ! murmura-t-il en jetant un coup d’œil autour de lui, tandis qu’il enlevait vivement l’opulente pelisse dont il était couvert et la déposait sur un des coffres.

Valderez apparut presque aussitôt, débarrassée de son tablier et de son capuchon ; elle fit entrer l’étranger dans un grand salon très nu, où demeuraient, seuls vestiges d’un passé meilleur, quelques vieux meubles assez beaux et un portrait représentant un seigneur du seizième siècle portant les insignes de la Toison d’or.

Qui devrai-je annonce à mon père, monsieur ?

En adressant cette question, Valderez levait les yeux vers l’étranger. Et ces yeux d’un brun velouté, si grands et si profonds, étaient les plus beaux yeux qui se pussent voir ; ils avaient une saisissante expression de fierté et de douceur et laissaient rayonner, sans ombre, l’âme pure et grave de Valderez.

Le marquis de Ghiliac, mademoiselle, répondit-il en s’inclinant.

Elle eut un léger tressaillement de surprise et rougit un peu. Dans son regard, Élie vit passer une expression d’étonnement intense, presque incrédule. La jeune provinciale ignorante du monde avait évidemment, malgré tout, entendu parler de cette célébrité et se demandait avec stupéfaction ce qu’un homme comme lui venait faire aux Hauts-Sapins.

Elle s’éloigna d’une allure souple, extrêmement gracieuse. M. de Ghiliac s’approcha d’une fenêtre. Celle-ci donnait sur le jardin, en ce moment vaste étendue de neige. Les yeux du marquis parurent suivre pendant quelques instants les jeux du soleil sur la blanche parure des sapins.

Il est amusant, mon cousin d’Essil, avec sa photographie datant de trois ans ! songea-t-il avec un léger rire moqueur. Pour quelqu’un qui ne veut pas d’une beauté, je tombe bien ! Admirable, positivement ! Et combien de nos jeunes mondaines pourraient envier l’aisance si naturelle, l’élégance si aristocratique de cette petite provinciale perdue dans ses neiges et ses sapins, fagotée je ne sais comme et occupée à de pénibles besognes ménagères ! Avec cela, une incomparable fraîcheur morale, certainement, car ces yeux-là ne trompent pas… une intéressante étude de caractère à faire !

Il se détourna en entendant la porte s’ouvrir. Un homme de belle taille, maigre et distingué, les cheveux grisonnants, entrait vivement. Lui aussi avait une physionomie stupéfaite, mais visiblement ravie.

Vraiment, monsieur ! Quelle amabilité !… Par ce temps !

Dans sa surprise, il bredouillait un peu. M. de Ghiliac, sans paraître s’en apercevoir, expliqua le motif de sa visite en quelques phrases aimables et remit à son hôte une lettre de M. d’Essil.

Tandis que M. de Noclare lisait, Élie l’examinait à la dérobée. Cette physionomie mobile, aux lignes molles, laissait deviner la nature de cet homme, prodigue incorrigible, âme faible et volontaire à la fois, qui avait conduit les siens à la ruine et n’avait jamais eu le courage de tenter de remonter le courant.

Vraiment, quelle heureuse idée a eue mon ami d’Essil de se rappeler nos vieilles chroniques ! s’exclama M. de Noclare, à peine sa lecture terminée. Cela nous vaut la faveur aussi flatteuse qu’inattendue d’une visite de vous, monsieur. Hélas ! je ne suis plus Parisien ! Mais je sais quelle place vous tenez… Asseyez-vous, je vous en prie ! Je suis désolé de vous recevoir ainsi ! Ce salon est glacial…

De fait, M. de Ghiliac regrettait fort d’avoir quitté sa pelisse.

Si j’osais ?… continua M. de Noclare en hésitant. Nous passerions dans la pièce familiale, le parloir, comme disent les enfants. J’aurais le plaisir immense de vous présenter à ma femme et de vous offrir une tasse de thé. Pendant ce temps, ma fille aînée vous chercherait cette chronique ; c’est elle qui se connaît dans ces vieilles choses, dont je ne m’occupe guère, je l’avoue.

Rien ne me sera plus agréable que d’être traité sans cérémonie, monsieur, et je serai fort heureux de présenter mes hommages à Mme de Noclare.

Alors, permettez que je la prévienne.

Il s’éloigna et revint presque aussitôt en invitant son hôte à le suivre. Ils traversèrent le vestibule et entrèrent dans une salle tendue de tapisseries fanées, ornée de vieux meubles de noyer soigneusement entretenus. Des branches de houx et de gui s’échappaient de hottes rustiques pendues à la muraille. Quelques oiseaux gazouillaient dans une cage près de la fenêtre. Dans la grande cheminée de pierre grise, un énorme feu de bûches flambait, répandant une douce tiédeur dans la vaste pièce.

Une femme d’une quarantaine d’années était étendue sur une chaise longue, près du foyer. Elle tourna vers l’étranger un visage diaphane, au regard morne et las, et lui tendit la main avec un mot gracieux murmuré d’une voix fatiguée.

M. de Noclare, très empressé, avança à son hôte le meilleur fauteuil, s’en alla à la recherche de sa fille, puis revint promptement, en homme qui ne veut pas perdre une minute d’une visite si précieuse. Il mit la conversation sur Paris, sur ses fêtes et ses plaisirs. Dans ses yeux, semblables pour la nuance à ceux de Valderez, mais si différents d’expression, M. de Ghiliac pouvait lire le regret ardent que cet homme de cinquante ans gardait de sa vie frivole d’autrefois. Une fillette de quatorze ans, un peu pâle et fluette, mais de mine éveillée, apparut bientôt avec une assiette garnie de tartines beurrées. Derrière elle entra Valderez, chargée d’un plateau qui supportait les tasses et la théière.

Ma fille aînée, que vous avez déjà vue tout à l’heure, monsieur, dit M. de Noclare. Celle-ci est Marthe, la cadette.

Valderez se mit en devoir de servir le thé. Élie, tout en causant avec le charme étincelant qui lui était habituel, ne perdait pas un des ses mouvements. Nul plus que lui ne possédait ce don, précieux pour un écrivain, de saisir chez autrui les moindres nuances, en paraissant tout entier cependant à la conversation même la plus absorbante.

Valderez vint lui présenter une tasse de thé. Il la prit avec un remerciement, la posa près de lui sur une table que venait d’avancer M. de Noclare, puis, levant les yeux vers la jeune fille, il lui dit avec un sourire :

Il ne faut pas que j’oublie, mademoiselle, la petite commission que ma cousine d’Essil m’a donnée pour vous !

Il lui remit un très mince paquet entouré d’un coquet ruban, que Valderez prit en remerciant avec une grâce timide.

Elle s’en alla à la recherche de la chronique et revint bientôt avec un rouleau de parchemins jaunis. M. de Ghiliac, s’étant excusé fort courtoisement de la déranger ainsi, se mit à parcourir les vieux papiers, tout en continuant de s’entretenir avec son hôte. De temps à autre, il s’interrompait pour demander une explication à Valderez, que son père lui avait désignée comme étant au courant des antiques chroniques du pays. Elle répondait avec beaucoup de clarté et une très grande simplicité, bien qu’au fond elle ressentît une gêne intense devant ce brillant étranger dont le superbe regard semblait vouloir fouiller jusqu’au plus profond de l’âme.

Je regrette de ne pouvoir pousser plus loin mes recherches là dedans. Je suis sûr que j’y découvrirais des choses fort curieuses, dit M. de Ghiliac en roulant avec soin les parchemins.

Mais emportez-les donc, monsieur ! Et ne vous gênez pas pour les garder tant qu’il vous plaira ! s’écria avec empressement M. de Noclare, qui semblait littéralement en extase devant lui.

Mais je priverais peut-être mademoiselle ?… dit Élie en se tournant vers Valderez.

Elle secoua négativement la tête.

Je n’ai plus le temps de m’occuper de ces recherches. Emportez ces papiers sans crainte, monsieur.

Il s’inclina avec un remerciement, et, jetant un coup d’œil sur la pendule, se leva en faisant observer qu’il était temps pour lui de songer au départ, s’il ne voulait manquer l’heure du train. Il prit congé de Mme de Noclare et de Valderez, et sortit du parloir avec M. de Noclare.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que cela ? Valderez, ne peux-tu surveiller ces enfants ? s’écria M. de Noclare avec irritation.

Dans le vestibule, Cécile et un petit garçon du même âge se trouvaient près du coffre, où M. de Ghiliac avait déposé sa pelisse et s’amusaient à enfouir leur visage dans la fourrure magnifique qui ornait celle-ci.

Mais cela n’a aucune importance, monsieur ! dit Élie en riant.

Valderez était déjà là. Un peu rouge de confusion, elle prit les enfants par la main et les emmena vers une pièce voisine. Ces mots parvinrent aux oreilles d’Élie, prononcés d’un ton de douce sévérité par la voix harmonieuse de la jeune fille :

Que c’est vilain d’aller toucher comme cela au vêtement de ce monsieur !

À quoi une petite voix enfantine répondit :

Oh ! Valderez ! c’était si chaud, et ça sentait si bon !

Vous avez de nombreux enfants, je crois, monsieur ? dit Élie tandis que, ayant endossé sa pelisse avec l’aide de son hôte très empressé, il se dirigeait vers la porte du vestibule.

M. de Noclare eut un profond soupir.

Sept ! Et ma femme est de si faible santé ! Sans ma fille aînée, je ne sais ce que nous deviendrions. Elle est toute dévouée à ses frères et sœurs. Mais enfin, elle peut se marier un jour ou l’autre… bien qu’une fille sans dot, hélas !… Car malheureusement la beauté ne suffit pas toujours…

Non, pas toujours… Mais ne vous dérangez pas, monsieur ! Je ne souffrirai pas que vous m’accompagniez plus loin.

En rentrant dans le parloir, M. de Noclare s’exclama avec enthousiasme :

Quel être merveilleux ! Quel chic ! Quelle élégance ! Tout ce que j’en avais entendu dire est encore au-dessous de la vérité. C’est un homme à tourner toutes les têtes, qu’en dites-vous, Germaine ?

Oh ! pour cela, oui ! répondit Mme de Noclare, que cette visite semblait avoir légèrement éveillée de sa torpeur maladive. Quelle surprise nous a faite là M. d’Essil ! M. de Ghiliac est fort aimable… et fier cependant.

Il a bien le droit de l’être ! Ah ! en voilà un à qui tout sourit dans la vie ! murmura M. de Noclare avec un soupir d’envie.

Il se mit à marcher de long en large, les sourcils froncés, tout en aspirant un subtil parfum qui flottait encore dans l’air tiède de la pièce. Valderez venait d’entrer et s’occupait à ranger la table où elle avait servi le thé. Son père s’arrêta tout à coup devant elle.

Dis donc, tu aurais bien pu changer de robe ! dit-il d’un ton sec. Crois-tu qu’il soit convenable de te présenter avec cette vieillerie-là ? Quelle opinion a dû avoir de toi M. de Ghiliac, accoutumé à toutes les élégances ?

Mais, mon père, vous savez bien que je n’ai pas eu le temps ! Cette robe est vieille, c’est vrai, mais propre… Et que peut nous faire l’opinion de cet étranger ? Il a bien vu aussitôt que nous étions pauvres, ce qui n’est pas un déshonneur, si nous savons conserver notre dignité.

Ah ! oui, il l’a vu !… Être obligé de recevoir un homme comme lui dans cette maison misérable, et avec ça sur le dos ! fit-il en désignant sa vieille jaquette râpée. Ses domestiques me mettraient à la porte, si je me présentais chez lui comme cela !

Il leva les épaules et reprit sa promenade à travers la salle. Quand Valderez fut sortie, il se rapprocha de sa femme.

Elle est extraordinaire, cette enfant-là, pour être si peu coquette ! Avec une beauté comme la sienne, pourtant !…

Oui, elle est bien belle… elle le devient un peu plus chaque jour…

Elle s’interrompit, hésita un moment et murmura :

Avez-vous remarqué, Louis, que M. de Ghiliac la regardait beaucoup ?

M. de Noclare leva de nouveau les épaules.

Eh ! oui, il la regardait, parce qu’elle en vaut la peine ! Mais vous n’allez pas vous imaginer, je suppose, qu’il va pour cela tomber amoureux de notre fille ? D’abord, il a, paraît-il, un cœur rien moins qu’inflammable ; ensuite, il manque tant de choses à notre pauvre Valderez pour plaire à un homme comme lui, mondain raffiné, grand seigneur des pieds à la tête, et si admirablement intelligent ! Puis il appartient à notre plus haute aristocratie, il est fabuleusement riche… et nous ne sommes que de pauvres hobereaux ruinés, bons tout au plus à exciter sa pitié dédaigneuse, acheva M. de Noclare d’un ton âpre.



À suivre...



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