Chapitre XI

Chapitre XI

M. de Ghiliac demeura huit jours à Arnelles. Il montra à Valderez le château, les jardins et le parc dans tous leurs détails, il lui fit faire des promenades, et quelques visites, forcément restreintes à cette époque de l’année qui avait vu s’éloigner les châtelains des alentours. Et, jugeant alors ses devoirs largement accomplis, il reprit le chemin de Paris, laissant Valderez un peu désorientée encore au milieu de cette immense et magnifique demeure, mais déjà attachée de toute son âme à sa tâche près de la petite Guillemette. Un des premiers soins de la jeune femme fut de remplacer l’institutrice anglaise, qui lui déplaisait fort. M. de Ghiliac, à qui elle en avait parlé avant son départ, lui ayant déclaré qu’elle recevait de lui pleins pouvoirs pour tout ce qui concernait Guillemette, elle écrivit donc à l’abbesse du monastère où elle avait reçu son instruction, et vit arriver peu après une jeune Anglaise, sérieuse et distinguée, qui plut aussitôt à Guillemette et à elle-même. Parlant déjà couramment l’anglais, Valderez se mit en devoir d’apprendre l’allemand, afin de mieux surveiller Frida, la gouvernante, dans ses rapports avec l’enfant. C’était une occupation de plus, une diversion à ses pensées mélancoliques. Le travail seul, et l’accomplissement exact de tous ses devoirs pouvaient la sauver de l’ennui et de la tristesse trop profonde. Chaque matin, elle se rendait à la messe, puis elle allait visiter quelque indigent indiqué par le curé et lui porter le secours matériel, en même temps qu’une douce parole et quelque conseils discrètement donnés. Elle ne cherchait pas à nouer de relations. Les trois ou quatre personnes chez qui l’avait conduite M. de Ghiliac étaient venues lui rendre sa visite avec un empressement qui en disait long sur le prestige du nom que portait maintenant Valderez. Mais, malgré l’invitation pressante qui lui en avait été faite, et bien qu’une de ces familles au moins, les d’Oubignies, lui fût sympathique, elle n’était pas retournée les voir… À mesure que les jours s’écoulaient, elle se rendait compte que l’absence prolongée de M. de Ghiliac, l’exil dans lequel il confinait sa femme, excitaient un étonnement de plus en plus vif, et des commentaires plus ou moins bienveillants. Pour l’âme si délicatement fière de Valderez, c’était encore une amertume nouvelle et elle préférait demeurer dans sa solitude, loin de la curiosité de ces étrangers.

M. de Ghiliac ne donnait pas signe de vie autrement que par l’envoi fréquent de livres et de revues. C’était, du reste, pour Valderez, le meilleur moyen d’être au courant de l’existence de son mari. Revues purement littéraires comme revues mondaines citaient sans cesse le nom qui occupait une place de choix dans le monde des lettres et dans celui de la haute élégance. Ce fut ainsi qu’elle apprit l’apparition d’un nouvel ouvrage de son mari, un récent voyage de M. de Ghiliac en Espagne, où il avait été reçu en intime à la cour, et son séjour actuel à Pau. Elle n’ignora plus, désormais, que le marquis de Ghiliac, cavalier consommé, était un fervent du polo et de la chasse au renard. Elle put admirer aussi un étalon superbe acquis à prix d’or par Élie, qui était grand amateur de chevaux et possédait les plus beaux attelages de France. Et, en tournant la page, elle put le voir, lui, au milieu d’un groupe élégant photographié à une fête donnée par une haute personnalité russe habitant Biarritz. Tout cela l’aurait convaincue — si elle ne l’avait été déjà d’avance — de l’abîme existant entre ce mondain adulé et elle, la modeste Valderez, qui ignorait tout de ces plaisirs où se complaisait son mari. Sa tristesse en devenait plus profonde encore, et, pour s’en distraire, elle multipliait les visites charitables, distribuant en aumônes la somme, énorme à ses yeux, trouvée dans un tiroir de son bureau et attribuées à ses seules dépenses personnelles, celles de la maison étant réglées par l’intendant du marquis. Pour elle-même, elle ne prenait que le strict nécessaire, et personne, dans le pays, n’était plus simplement vêtu. Cet argent, venant de “lui”, de même que le luxe qui l’entourait dans cette demeure, lui étaient un poids très lourd. Être obligée de tout lui devoir !… et penser même qu’aux Hauts-Sapins ils vivaient tous de ses libéralités !

Par moment, elle se demandait si elle ne rêvait pas, si bien réellement elle était devenue marquise de Ghiliac. De jour en jour, sa situation lui paraissait plus étrange, plus pénible à supporter. Pourquoi M. de Ghiliac avait-il eu cette cruauté inutile de l’enlever aux Hauts-Sapins ! Pour sa fille ? C’était bien improbable, vu son insouciance. Y avait-il donc là, chez lui, question de méchanceté pure, peut-être de vengeance contre cette jeune femme qui n’avait paru rien moins qu’heureuse de porter son nom ? Il était possible, aussi, qu’il eût voulu ainsi affirmer son autorité, et que, plus tard, bientôt peut-être, il autorisât Valderez à rentrer définitivement aux Hauts-Sapins, en emmenant Guillemette.

Mais, en attendant, elle souffrait. Et un mois s’écoula, sans qu’elle eût de nouvelles directes de M. de Ghiliac.

Un après-midi, le courrier lui apporta une lettre de M. de Noclare. Ce n’était qu’un long dithyrambe en faveur de son gendre, dont la royale générosité permettait de rendre aux Hauts-Sapins leur aspect d’autrefois.

« Ce que je ne puis comprendre, par exemple, c’est que tu n’aies pas accompagné ton mari à Pau, ajoutait-il. Je crains, ma chère enfant, que tu n’opposes des goûts déplorablement pot-au-feu aux désirs d’Élie. Car il est bien certain qu’il ne demande pas mieux que de t’associer à sa vie mondaine — les splendeurs de ta corbeille le prouvent. T’imagines-tu, par hasard, le convertir à tes idées ? Ce serait là une déplorable erreur, dans laquelle je t’engage à ne pas persévérer si tu ne veux t’aliéner ton mari. »

En repliant la lettre, Valderez eut un sourire plein d’amertume. Elle n’avait pas parlé dans ses lettres aux Hauts-Sapins de la situation qui était la sienne. Ils la croyaient tous heureuse — et ils s’imaginaient qu’elle cherchait à faire du marquis de Ghiliac un époux pot-au-feu !

Un domestique apparut à ce moment, apportant le goûter de Guillemette, que l’enfant venait toujours prendre près de sa belle-mère — sa maman chérie, comme elle l’appelait déjà.

M. le marquis vient de téléphoner qu’il arriverait demain matin, par le train de dix heures, et a donné l’ordre d’en prévenir madame la marquise, dit-il.

Cette nouvelle produisit chez Valderez une impression complexe. Certes, il lui serait pénible de le revoir, et sa présence ne lui procurerait qu’une gêne profonde ; mais, d’autre part, aux yeux d’autrui, elle ne passerait pas pour une complète abandonnée.

Néanmoins, la perspective de cette arrivée lui donna une nuit d’insomnie, après laquelle, toutefois, elle se leva à l’heure matinale accoutumée pour se rendre à la messe. Elle s’en alla à pied, comme d’habitude, car jamais elle n’avait eu l’idée de faire atteler une voiture, le temps fût-il menaçant comme aujourd’hui, ces délicatesses étant tout à fait inconnues à la vaillante Valderez des Hauts-Sapins.

Au retour, elle alla visiter quelques indigents, et s’attarda chez l’un d’eux, vieux bonhomme paralytique qui n’avait plus que peu de temps à vivre et qu’elle essayait de ramener à Dieu. Quand elle sortit de la pauvre demeure, la pluie tombait à torrents. Elle se hâta vers le château, et y arriva complètement trempée, pour tomber juste, dans le vestibule, sur M. de Ghiliac, que l’automobile venait de ramener de la gare.

Il eut une légère exclamation :

Mais d’où venez-vous donc ainsi ?

Du village. Je me suis un peu attardée, et…

Du village ? À pied par ce temps ! En vérité, je…

Il s’interrompit en jetant un rapide coup d’œil sur les domestiques qui étaient là.

Allez vite mettre des vêtements secs, Valderez, c’est le plus pressé.

Oh ! j’en ai vu bien d’autres, aux Hauts-Sapins ! Et d’ailleurs, j’ai un manteau qui me couvre très bien.

Dans l’émotion et la gêne que lui causait sa vue, elle oubliait de lui tendre la main. Ce fut lui qui la prit, et la porta à ses lèvres.

Montez vite… Je vous demanderai tout à l’heure des nouvelles de vos parents et de vous-même, dit-il.

Elle alla changer de toilette et s’attarda un peu dans son appartement. Le revoir le plus tard possible était tout son désir. Enfin, comme la demie de onze heures sonnait, elle se décida à descendre et gagna la bibliothèque, où elle s’installait généralement pour travailler. Cette sorte de galerie, décorée avec l’art merveilleux de la Renaissance, garnie de livres rares et de toutes les principales productions littéraires, lui plaisait extrêmement. Ses immenses fenêtres donnaient sur le lac, au delà duquel s’étendaient les jardins et le parc, qui, bientôt, sortiraient de la torpeur hivernale.

Valderez s’assit près de la haute cheminée, chef-d’œuvre de sculpture, où crépitaient joyeusement de grosses bûches, et prit un ouvrage destiné à une œuvre charitable. Ses journées se partageaient ainsi entre les travaux d’aiguille, les promenades avec Guillemette, les visites de charité et la lecture des bons auteurs représentés dans la bibliothèque d’Arnelles. Elle avait aussi repris l’étude du piano, commencée au couvent et presque abandonnée aux Hauts-Sapins, faute de temps. Musicienne d’instinct, elle avait passé, pendant le mois qui venait de s’écouler, des heures très douces dans le commerce des grands maîtres, et travaillait assidûment chaque jour afin d’acquérir le mécanisme qui lui manquait. Fort heureusement, elle avait un piano dans son appartement, car elle n’aurait osé utiliser ceux du salon de musique pendant le séjour de M. de Ghiliac, celui-ci ayant déclaré un jour, au cours de leur visite chez la baronne d’Oubignies, qu’il ne pouvait supporter les pianoteuses. Or, Valderez jugeait qu’elle n’était pas autre chose, près de lui surtout que l’on disait si remarquable musicien.

L’aiguille que maniait diligemment la jeune femme frémit tout à coup entre ses doigts. M. de Ghiliac entrait, suivi de sa fille.

Guillemette m’a indiqué votre retraite, Valderez. Il faut avoir vos goûts sérieux pour vous tenir ici de préférence à d’autres pièces plus élégantes.

Il prit un fauteuil et s’assit en face de sa femme, tandis que Guillemette appuyait tendrement sa tête sur les genoux de Valderez.

Comment vous trouvez-vous ici ? L’air si pur des Hauts-Sapins ne vous manque-t-il pas trop ? demanda-t-il d’un ton d’intérêt poli.

Je ne m’en suis pas aperçue, jusqu’ici. Ce climat paraît excellent.

On le dit. Mais il ne faudrait pas en annihiler les bons effets par des imprudences. Je me demande pourquoi la marquise de Ghiliac s’en va pédestrement, dans la boue des chemins, alors qu’elle a à sa disposition automobile, voitures et chevaux.

Je vous avoue que je n’ai jamais admis, pour les gens jeunes et bien portants, la dévotion ni la charité en équipage.

Soit, par un temps passable, mais aujourd’hui !… La simplicité et l’humilité sont choses exquises, mais peut-être seriez-vous disposée à les exagérer, Valderez.

J’ai été accoutumée à une existence sévère et un peu rude, et je ne souffre pas de ce qui, pour d’autres, serait pénible, répondit-elle froidement, en détournant un peu son regard de ces yeux où elle retrouvait toujours la même lueur d’ironie.

Évidemment. Mais vous vous habituerez vite à un autre genre de vie, et vous vous demanderez bientôt comment vous avez pu supporter l’existence des Hauts-Sapins.

Oh ! non, non ! Rien ne me sera jamais plus cher que mon passé, et mes Hauts-Sapins où je voudrais tant être encore !

Ces mots s’étaient échappés involontairement, impétueusement de ses lèvres. Tout aussitôt, elle devint pourpre de confusion. M. de Ghiliac, lui, avait froncé les sourcils, et il serra un instant les lèvres, un peu nerveusement. Puis, s’accoudant au bras de son fauteuil, il demanda tranquillement :

Avez-vous eu de bonnes nouvelles de tous les vôtres ?

D’une voix dont elle s’efforçait de dominer le frémissement, Valderez parla de la santé de sa mère, un peu améliorée en ce moment, de son père qui rajeunissait, écrivait Marthe, des enfants qui obéissaient difficilement à la cadette. Puis elle demanda des nouvelles de Mme de Ghiliac, des d’Essil, des sœurs de M. de Ghiliac. Peu à peu, l’embarras de tout à l’heure s’atténuait, disparaissait. Élie n’avait pas jugé bon de relever les paroles de Valderez — preuve qu’il était décidé à ne pas revenir sur ce sujet, pour le moment du moins.

La jeune femme avait repris son ouvrage, M. de Ghiliac parcourait ses journaux. Et ces jeunes gens si beaux, cette petite fille tendrement blottie contre Valderez formaient un délicieux tableau de famille, dans l’atmosphère chaude de cette pièce superbe.



À suivre...


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