Chapitre IX

Chapitre IX

Valderez devait, toute sa vie, se rappeler ce déjeuner de noces. Alors que tout son être moral était brisé par une angoisse qui s’augmentait de minute en minute, il lui fallut causer, sourire et demeurer le point de mire de tous les regards, de toutes les attentions. Elle se sentait à bout de forces lorsque, le repas terminé, on se leva pour quitter la salle à manger.

M. de Ghiliac se pencha vers elle :

Il est temps de vous préparer pour le départ, Valderez, dit-il à mi-voix.

Incapable de prononcer une parole, car sa gorge venait de se serrer tout à coup, elle inclina affirmativement la tête. Puis elle se glissa hors de la salle à manger et gagna le parloir.

Oh ! se trouver seule enfin, loin de tous, loin de “lui” surtout, dont elle avait senti constamment l’attention portée sur elle, au cours de ce repas ! Pouvoir réfléchir enfin… et se dire qu’elle avait eu tort, qu’elle avait commis une faute…

Car n’était-ce pas une faute d’avoir dit “oui”, lorsque à ce moment même un insurmontable effroi d’emparait d’elle, tandis que le doute affreux de l’abîme moral existant entre son fiancé et elle s’implantait victorieusement dans son esprit ?

Elle avait cédé à une sorte d’affolement, dû à la présence de tous ceux qui remplissaient l’église, à la crainte de l’effet que produirait la réponse négative, à la pensée de l’effrayante colère de son père et de toutes les conséquences d’un tel acte…

Elle avait dit “oui”, et, par ce mot, elle avait tacitement promis d’aimer son mari. Elle devrait donc le faire, malgré tout, quel qu’il fût. Mais, comment y parviendrait-elle maintenant, avec cette défiance, cette terreur au fond du cœur ?

Dans la pièce voisine, dont la porte était demeurée ouverte, un pas ferme et souple fit craquer le parquet. Valderez eut un frisson d’effroi à la vue de la silhouette masculine qui apparaissait. D’un mouvement instinctif, elle recula jusqu’au plus profond de l’embrasure de la fenêtre dans laquelle elle se trouvait debout.

M. de Ghiliac s’arrêta un moment. Une légère contraction passa sur sa physionomie. Puis il s’avança vers sa femme en disant d’un ton de froide ironie :

J’ai vraiment l’air de produire sur vous l’effet d’un épouvantail, Valderez ! Me serait-il possible d’en connaître la raison ?

Une rougeur brûlante remplaçait maintenant, sur le visage de Valderez, la pâleur qui s’y était répandue tout à l’heure. Une sorte d’affolement passa dans son cerveau surexcité, bouillonnant d’angoisse et de doute. Emportée par un besoin de sincérité, elle dit d’une voix tremblante :

J’ai commis une faute… J’ai compris que j’avais eu tort en cédant à la pression de mes parents, puisque je n’avais pour vous que de la crainte et aucune sympathie. Tout à l’heure, en entendant M. le curé parler des devoirs de l’épouse chrétienne, j’ai senti que je ne pourrais jamais… à votre égard…

Elle n’osait le regarder, mais elle parlait courageusement, en se disant qu’elle devait, en toute loyauté, lui faire connaître ses sentiments.

Ah ! ce sont ces petits scrupules de jeune personne pieuse qui vous tourmentent !… Parce que ce bon prêtre vous a dit qu’il faudrait aimer votre mari et que vous vous sentez incapable de remplir ce devoir ? Rassurez-vous, je ne suis pas si exigeant que lui, et, puisque vous ne me faites pas l’honneur de m’accorder votre sympathie, je m’en passerai, sans vous en faire un crime, croyez-le bien.

Il prononçait ces mots d’un ton de froideur sarcastique, qui soulignait encore la désinvolture ironique de cette déclaration.

Valderez sentit courir dans ses veines un frisson glacé. En levant les yeux, elle rencontra un regard dont l’expression, mélange de raillerie, d’irritation, de défi hautain, était difficile à définir.

Vous comprenez singulièrement le mariage ! dit-elle en essayant de raffermir sa voix.

Pardon, il n’est pas question de moi ! Vous me faites l’aveu — fort peu flatteur, entre parenthèses — de l’éloignement que je vous inspire. Eh bien ! la sagesse me commande de vous répondre comme je l’ai fait ! Vous ne pensiez pas, j’imagine, que cette révélation allait me conduire au désespoir ?

Oh ! non, elle ne l’avait jamais pensé, pauvre Valderez ! Mais elle ne s’était pas attendue non plus à cette ironie glacée après les paroles et le regard de la veille.

… Et, quant à ma façon de comprendre le mariage, je ne sais trop si elle vaut moins que celle d’une jeune personne qui accepte de se laisser forcer la main pour épouser un homme qu’elle ne peut souffrir, et s’avise seulement après la cérémonie de prévenir son mari de ses véritables sentiments.

Monsieur !

Un peu de rougeur monta au teint mat d’Élie.

Je vous demande pardon si je vous offense, c’est vous-même qui venez de m’avouer…

Que j’avais poussé trop loin l’obéissance filiale. J’espérais alors que la sympathie naîtrait entre nous, et j’étais bien résolue, croyez-le, à remplir tous mes devoirs. Mais j’ai compris, tout à l’heure, que j’avais eu tort, que je ne pourrais jamais…

Un peu tard, il me semble ? La chose est faite, nous ne pouvons y revenir… à moins de demander l’annulation de ce mariage… forcé.

Oh ! oui, oui !

L’exclamation était spontanée. Un pli d’ironie vint soulever la lèvre de M. de Ghiliac.

Êtes-vous donc assez héroïque pour considérer sans frémir ce que serait votre vie ici, après une rupture de ce genre ?

Elle murmura d’un ton d’ardente souffrance, en abaissant ses longs cils dorés comme pour voiler son regard douloureux :

Oh ! ne comprenez-vous pas que j’aimerais mieux tout endurer, plutôt que d’avoir prononcé tout à l’heure ce mot qui nous unissait pour la vie !

M. de Ghiliac recula légèrement. Sa physionomie était devenue rigide et ses yeux tellement sombres qu’ils semblaient presque noirs.

Devant une antipathie si bien déclarée, mon devoir de gentilhomme est de m’incliner, dit-il d’un ton glacé. Mais je ne veux absolument pas de rupture éclatante. Aux yeux du monde, vous demeurez la marquise de Ghiliac. En réalité, nous vivrons séparés, conservant chacun notre indépendance. Je vais avoir l’honneur de vous accompagner à Arnelles, où, je l’espère, vous voudrez bien, selon nos conventions, vous occuper de Guillemette. Maintenant, permettez-moi de vous rappeler que nous n’avons plus qu’un quart d’heure avant de quitter les Hauts-Sapins.

Laissez-moi ici… ce sera beaucoup plus logique, dit-elle d’une voix altérée.

Me faut-il vous remettre en mémoire le précepte : “La femme doit suivre son mari ?” Je vous libère de toutes les obligations que vous croyez avoir à mon égard, sauf de celle-là.

Elle fit un pas vers lui en joignant les mains, avec un regard de supplication poignante.

Je vous en prie, laissez-moi ici !

Il détourna un peu les yeux en répliquant froidement :

Ma résolution, sur ce point, est inébranlable. Veuillez aller quitter cette toilette, je vous attends au salon.

Il ouvrit une porte devant elle. Valderez sortit du parloir et se dirigea vers l’escalier. Mais au bas des marches, elle dut s’arrêter, car ses jambes se dérobaient presque sous elle.

Une main se posa sur son épaule, la voix de son frère Roland murmura :

Valderez, qu’as-tu ?

Un peu de fatigue, mon chéri. Ce ne sera rien.

Quand te reverrons-nous, maintenant, ma Valderez ? M. de Ghiliac te laissera-t-il venir souvent ?

Il la regardait avec tendresse. C’était son frère préféré, car leurs natures, également délicates et droites, s’étaient toujours comprises.

Elle se pencha, et prit la main du jeune garçon.

Prie pour moi, mon Roland, murmura-t-elle.

Elle se détourna et s’engagea hâtivement dans l’escalier, car elle sentait que les sanglots allaient l’étouffer. Et elle ne voulait pas qu’ils connussent sa souffrance, tous ces êtres pour qui elle s’était sacrifiée.

Elle savait maintenant que, sur un point du moins, Mme de Ghiliac avait dit vrai : Élie de Ghiliac n’était qu’un froid égoïste, dépourvu de cœur.

Et elle ne pouvait plus ignorer — il l’avait laissé entendre aussi clairement que possible — qu’il se souciait fort peu de l’attachement de sa femme.

Combien elle eût préféré des éclats de colère à cette ironie glacée, à ce sarcasme poli !

Et il aurait suffi cependant d’un mot — d’un seul mot dit avec quelque bonté, quelque indulgence à la jeune femme qui s’accusait franchement de son erreur, pour que s’évanouît le doute, et que se dissipât la crainte.

Mais maintenant !

Elle se déshabillait, se rhabillait machinalement. Quand elle fut prête, elle jeta un long regard autour d’elle, sur cette grande vieille chambre strictement meublée du nécessaire, presque pauvre, où de pénibles soucis l’avaient assiégée, en ces dernières années, mais où elle n’avait jamais connu une souffrance dans le genre de celle qu’elle endurait en ce moment. Elle s’agenouilla devant le crucifix placé au-dessus de son lit, joignit les mains et implora :

Mon Dieu ! si j’ai commis une faute, ayez pitié de moi, considérez mon inexpérience et soutenez-moi dans la voie où j’entre aujourd’hui.

Valderez, es-tu prête ? M. de Ghiliac te fait prévenir qu’il est temps de partit, dit au dehors la voix de Marthe.

Oui, me voici, ma chérie.

Oh ! ce moment du départ ! Hier soir, il lui était apparu moins angoissant. Mais aujourd’hui !…

Elle prit congé de tous les siens, en se raidissant contre sa douleur. Elle promit d’écrire souvent, très souvent…

Et tu viendras nous voir, Valderez ?… Vous le lui permettrez, Élie ? demanda Mme de Noclare, qui considérait avec quelque inquiétude la physionomie très altérée de la jeune femme.

Mais quand elle le voudra ! Elle sera absolument libre de voyager à son gré ! répondit M. de Ghiliac qui s’inclinait en ce moment pour prendre congé de sa belle-mère.

Pendant qu’il finissait de faire ses adieux à sa nouvelle famille, Valderez s’en alla en avant vers le vestibule. Elle semblait maintenant avoir hâte d’être hors des Hauts-Sapins.

Ma fille, je prierai la Vierge pour toi. Je crois que tu ne seras pas toujours sur du velours dans ton ménage.

C’était Chrétienne, debout dans le vestibule, qui prononçait ces mots d’un ton prophétique.

Valderez se pencha et baisa les joues ridées de la vieille femme.

Au revoir, Chrétienne. Oui, prie pour ta Valderez.

Et elle se hâta vers la cour, car les sanglots l’étouffaient maintenant.

En un quart d’heure, le traîneau qui transportait M. de Ghiliac et elle arrivait à la petite gare. En même temps qu’eux partaient Mme de Ghiliac, qui s’en allait à Cannes, les Trollens, M. d’Essil et le prince Sterkine, qui se dirigeaient sur Paris.

Élie installa sa femme dans le coupé retenu par lui, et s’étant informé si rien ne lui manquait, se mit à dépouiller le courrier que venait de lui remettre son valet de chambre. Valderez put donc pleurer silencieusement, le front appuyé à la vitre, en regardant disparaître, avec les silhouettes de ses chères montagnes, son passé de jeune fille, souvent sévère, mais adouci par la tendresse de ses frères et sœurs.

Et maintenant, elle se trouvait sous l’autorité de celui qui ne serait jamais pour elle qu’un étranger.



À suivre...


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