Chapitre XIV

Chapitre XIV

En cette chaude matinée de juin, Valderez revenait à pas lents par les sentiers du bois d’Arnelles en compagnie de Mme Vangue, la femme du médecin de Vrinières. Elle se trouvait depuis quelque temps en relations très suivies avec cette jeune femme, rencontrée au chevet des malades pauvres, que toutes deux visitaient. Le curé, discrètement, les avait rapprochées, en se disant que la société de cette personne distinguée et sérieuse, très bonne chrétienne, ne pouvait qu’être favorable à la jeune châtelaine d’Arnelles, tellement solitaire dans sa superbe demeure. La différence des positions ne les avait pas empêchées de sympathiser aussitôt, et c’était maintenant vers l’intimité que toutes deux s’acheminaient doucement.

Trois mois s’étaient écoulés depuis le départ de M. de Ghiliac. Cette fois, chaque semaine, il écrivait à sa femme, en lui envoyant soit un livre, soit un morceau de musique. Il lui donnait des conseils pour ses lectures et lui demandait de lui envoyer son avis sur tel ouvrage ou sur tel fait d’histoire. La correspondance, sur ce ton, était relativement facile entre eux, et Valderez, beaucoup moins gênée que dans ses conversations avec lui, montrait mieux ainsi, sans s’en douter, ses exquises qualités morales et des facultés intellectuelles fort rares. En retour, elle recevait de ces lettres comme savait les écrire M. de Ghiliac, petits chefs-d’œuvre d’esprit et de style alerte qui eussent fait la joie des lettrés. Cette correspondance littéraire et des envois fréquents de fleurs, de fruits confits, de friandises diverses, tant qu’il avait été à Cannes, représentaient évidemment ce qu’Élie estimait être son devoir envers sa femme.

Elle avait pu admirer, dans une revue mondaine, sa merveilleuse villa entourée de jardins uniques, lire le compte rendu des fêtes de Cannes, Nice et Monte-Carlo auxquelles il assistait, et où brillait la belle marquise douairière. Plus tard, sa réception à l’Académie avait occupé toute la presse, tous les périodiques. Cette séance, de mémoire d’homme, n’avait pas eu sa pareille. On s’écrasait sous la coupole, et quand parut le récipiendaire, “tous les cœurs palpitèrent, tous les yeux ne virent plus que lui,” ainsi que le déclara le chroniqueur d’une revue élégante.

Valderez lut et relut le discours d’Élie. C’était un morceau admirable, et elle comprit l’impression qu’il avait dû produire dit par lui avec cette voix au timbre chaud et vibrant, cette voix enveloppante qui était une harmonie pour l’oreille.

Elle répéta, ce jour-là, sans le savoir, une parole de M. d’Essil à sa femme en murmurant avec un frémissement d’effroi :

C’est un effrayant enchanteur.

Quelque temps après elle apprit, à la fois par une lettre de son mari et par les journaux, le départ du marquis de Ghiliac pour une croisière en Norvège, à bord de son nouveau yacht. Il préludait ainsi, probablement, à son voyage au pôle Nord. Valderez put le voir, à cette occasion, photographié en tenue de yachtman, sur le pont du superbe navire dont on décrivait tout l’aménagement, digne de l’homme de goûts raffinés qui en était propriétaire.

Quand reviendrait-il à Arnelles ? Valderez l’ignorait. La pensée de le revoir lui causait un insurmontable malaise. Et, d’autre part, cependant, cet abandon paraissait à tous incompréhensible et choquant. Valderez, à certains moments, se demandait ce que serait pour elle l’avenir. Ainsi que le lui avait dit un jour le curé de Vrinières, il était impossible que cette situation se prolongeât indéfiniment. Elle le comprenait maintenant. Mais de quelque façon que la résolût M. de Ghiliac, c’était la souffrance qui l’attendait à peu près inévitablement, songeait-elle avec un frisson d’angoisse.

La vue du docteur Vangue et de sa femme, si unis, si heureux dans leur médiocrité, lui inspirait de mélancoliques réflexions. Et en constatant la tendresse du docteur pour ses enfants, sa préoccupation de leur bonne éducation physique et morale, elle comparait involontairement avec l’insouciance paternelle du marquis de Ghiliac.

Cependant, il fallait convenir qu’il y avait sous ce rapport quelque amélioration. M. de Ghiliac dans ses lettres, s’informait de la santé de sa fille, de son caractère, et, quelque temps auparavant, il lui avait envoyé une magnifique poupée norvégienne que Guillemette, dans son ravissement, ne voulait plus quitter et embrassait tout le jour.

Valderez devait reconnaître qu’elle n’avait pas fait un pas dans la connaissance de la nature de son mari, que le sphinx demeurait impénétrable, plus inquiétant même que jamais. Dans son angoisse, quand son âme était profondément tourmentée par le doute et la souffrance, la prière seule pouvait ramener le calme et la résignation. La prière, la charité, sa tâche près de Guillemette, dont elle était ardemment aimée, c’était là sa vie. La seule satisfaction que lui procurerait cette position tant enviée de marquise de Ghiliac était de faire du bien autour d’elle. Les pauvres et les affligés du pays connaissaient tous la jeune châtelaine qui savait si bien donner, avec son or, quelque chose d’elle-même, de son cœur, de sa grâce charmante, et dont le sourire délicieux égayait les plus tristes intérieurs, en même temps que ses conseils à la fois fermes et si doux ramenaient au devoir bien des égarés.

Depuis quinze jours, Valderez n’avait pas reçu de lettres de son mari. Elle avait appris — toujours par les journaux — qu’il se trouvait maintenant à Paris, où il continuait se vie mondaine accoutumée. Une pette comédie signée de lui venait d’être jouée dans les salons d’un hôtel du Faubourg. Parmi les actrices, qui toutes portaient de vieux noms de France, elle vit la comtesse de Trollens et la baronne de Brayles. Ce dernier nom ne lui était pas inconnu. C’était celui d’une amie d’enfance d’Élie et Mme de Trollens, dont M. de Ghiliac avait parlé, au cours d’une conversation avec M. de Noclare, qui avait connu le baron de Brayles.

Évidemment, Élie ne reparaîtrait pas de sitôt à Arnelles. C’était la pleine saison mondaine. Et ensuite, si son expédition au pôle lui tenait encore à l’esprit, il s’occuperait de tout organiser à ce sujet.

Devant les deux jeunes femmes, dans le sentier du bois, Guillemette et son amie Thérèse Vangue couraient en jouant avec le chien du docteur, un gros loulou gris très fou. Celui-ci, tout à coup, quittant les petites filles, se mit à aboyer en s’élançant vers un sentier transversal.

Oh ! voilà Odin ! cria Guillemette. Mais alors, papa !… Oui, le voilà, maman !

M. de Ghiliac apparaissait en effet, précédé de son lévrier et suivi de Benaki, — mais d’un Benaki transformé, car sa tenue de petit sauvage avait fait place à un costume à l’européenne. Le saisissement de Valderez était tel qu’elle s’arrêta involontairement.

Vous, Élie !… à cette heure ! Mais il n’y a pas de train !

Et pourquoi donc sont faites les automobiles ? riposta-t-il en riant.

Reprenant soudainement toute sa présence d’esprit, Valderez lui tendit la main, le présenta à Mme Vangue, pour qui il était encore à peu près un inconnu, car elle l’avait aperçu seulement de loin, pendant ses séjours à Arnelles. La femme du docteur était fort prévenue contre lui, par suite de son étrange façon d’agir à l’égard de Valderez, qu’elle admirait et aimait. De plus, le châtelain d’Arnelles avait la réputation d’un être sceptique, moqueur, très froid et peu accessible au commun des mortels. Elle fut donc très étonnée de se trouver en présence d’un grand seigneur simple et affable, qui lui fit un délicat éloge de son mari, la complimenta sur la mine de santé de la petite Thérèse et enleva Guillemette entre ses bras pour l’embrasser en disant gaiement :

Et toi aussi, quelle belle mine tu as, ma chérie ! On voit que tu as une maman bien dévouée pour te soigner.

Ce tutoiement inusité abasourdit Guillemette, tout en faisant rayonner de joie son petit visage, maintenant presque toujours rose.

Lorsque, après quelques minutes de conversation, Mme Vangue s’éloigna avec sa fille, elle était complètement sous le charme et déplorait que deux êtres aussi admirablement doués ne pussent parvenir à s’entendre.

Maintenant, Benaki, viens saluer Mme la marquise, dit M. de Ghiliac en appelant du geste le négrillon demeuré à l’écart. Vous pourrez juger, Valderez, qu’il a fait de grands progrès. Dubiet — dont, entre parenthèses, je n’ai qu’à me louer — lui a appris à lire, et s’est occupé de son instruction religieuse. Il ne vous reste plus maintenant qu’à le faire baptiser.

Une lueur joyeuse vint éclairer les prunelles de Valderez.

Oh ! c’est très bien à vous, Élie, d’avoir fait continuer la tâche commencée ! Oui, tu vas être baptisé bien vite, mon petit Benaki, ajouta-t-elle en caressant les cheveux crépus de l’enfant dont les bons yeux extasiés se levaient sur elle. Ainsi vous êtes content de ce pauvre Dubiet, Élie ?

Tout à fait satisfait. C’est un excellent garçon, et fort intelligent.

Vous vous habituez à sa figure ?

Très bien. D’ailleurs il est moins maigre, et déjà paraît mieux. Puis, comme vous le disiez fort sagement, ces détails sont de peu d’importance… D’où venez-vous, ainsi ?

Tout en parlant, ils s’avançaient dans le sentier. M. de Ghiliac, souriant au regard timidement radieux de sa fille, l’avait appelée près de lui et la tenait par la main, comme un père très heureux de revoir son enfant après une longue absence.

J’avais été avec Mme Vangue visité une pauvre famille. En revenant, nous flânions un peu pendant que les enfants s’amusaient.

Cette jeune femme paraît charmante. Mais elle n’est pas tout à fait de votre monde.

Pas de mon monde ! Je vous avoue que cette considération ne m’empêche pas de traiter en amie cette personne très distinguée, moralement et physiquement.

Ne voyez pas dans mes paroles un reproche, je vous en prie ! dit-il vivement. C’était une simple remarque, et je vous approuve absolument. Vous avez en effet l’âme trop noble pour tomber dans des petitesses de ce genre.

Une légère rougeur monta au teint de la jeune femme. La voix d’Élie venait d’avoir des vibrations graves qu’elle ne lui connaissait pas.

Avez-vous fait d’autres relations, maintenant que les alentours commencent à se peupler ? interrogea-t-il au bout d’un instant de silence.

Non… J’ai vu seulement deux fois Mme d’Oubignies, une fois Mme des Hornettes. Je ne tiens pas du tout à en faire d’autres…

Elle rougissait de nouveau. Elle ne pouvait lui dire, en effet, que la situation où la mettaient ses absences et son abandon lui rendait infiniment pénibles ces rapports avec des étrangers dont elle devinait la curiosité avide.

Comprit-il sa pensée ? Ses sourcils s’étaient froncés, un pli se forma pendant quelques instants sur son front.

Va jouer avec Benaki, cours un peu, ma petite fille, dit-il en lâchant la main de Guillemette.

Son regard suivit pendant quelques instants l’enfant qui entraînait le négrillon, dans une course folle derrière Odin. Puis il se tourna vers Valderez.

Si vous n’aimez pas le monde, vous allez peut-être vous trouver très malheureuse maintenant ? dit-il d’un ton mi-sérieux, mi-ironique. À la fin d’août commenceront, pour se continuer jusqu’à la fin de la saison des chasses, nos séries d’invités à Arnelles. Vous aurez à faire là vos premières armes de maîtresse de maison…

Elle ne put retenir un mouvement d’effroi.

Moi ! Vous plaisantez ! Comment voulez-vous ?… Je serais absolument incapable…

Elle savait, en effet, par ce que lui en avaient dit Mme d’Oubignies et la femme du notaire, ce qu’était la saison des chasses au château d’Arnelles : une suite ininterrompue de réceptions fastueuses, de distractions mondaines, de sports en tous genres, qui réunissaient à Arnelles la société la plus aristocratique et la plus élégante.

Ce n’est pas du tout mon avis, riposta-t-il tranquillement. J’ai constaté que vous étiez une remarquable maîtresse de maison, que la domesticité était conduite par une main très ferme, que tout marchait à merveille dans votre intérieur. Il en sera de même, j’en suis persuadé, lorsque nos hôtes seront là. D’ailleurs, le maître d’hôtel, le chef et la femme de charge vous faciliteront bien votre tâche par l’habitude qu’ils ont de ces réceptions. Ma sœur Claude qui viendra passer, je l’espère, deux mois près de nous, vous aidera de très bon cœur, et pour les petits détails de code mondain qui vous gêneraient, je serai toujours à votre entière disposition.

Elle le regardait avec un si visible effarement qu’il ne put s’empêcher de rire.

Voyons, Valderez, on croirait que je vous raconte la chose la plus extraordinaire qui soit ?

Mais en effet ! Je ne connais rien du monde, je ne saurai pas du tout recevoir vos hôtes…

Il rit de nouveau.

Oh ! cela ne m’inquiète guère ! Vous êtes née grande dame, et en deux mois je me charge de faire de vous une femme du monde, non pas telle que les têtes vides et les âmes futiles que vous verrez évoluer autour de vous, mais telle que je la comprends — ce qui est tout autre chose.

Valderez ne s’attarda pas à percer le sens obscur de ces paroles. La décision de son mari, ce prochain changement d’existence qu’il lui annonçait de l’air le plus naturel du monde la jetaient dans un véritable ahurissement.

Mais vous avez votre mère ? avança-t-elle timidement. Et que dirait-elle, si…

Ma mère sait fort bien, naturellement, que du moment où je suis marié, c’est ma femme qui doit tout diriger chez moi et recevoir nos hôtes. N’ayez donc aucune inquiétude à ce sujet. Tout se passera parfaitement, je vous le garantis. Il va falloir vous occuper de vos toilettes…

Il enveloppait d’un coup d’œil investigateur la jupe de lainage beige et la chemisette de batiste claire que portait la jeune femme.

Chez qui avez-vous fait faire cela ?

Je fais travailler depuis quelque temps une petite couturière de Vrinières qui vit bien difficilement.

Mais qui vous habille fort mal. Faites-la travailler tant qu’il vous plaira, je suis loin de m’y opposer, mais ne portez pas cela, donnez-le à qui vous voudrez.

J’irai à Angers, chez…

Non, je vous conduirai à Paris, chez le couturier de ma mère. En même temps vous choisirez tout le trousseau et les accessoires. Nous verrons cela dans une quinzaine de jours. Donnez-moi donc, maintenant, des nouvelles de tous les vôtres ?

J’ai reçu ce matin une lettre de Roland. Tout va bien là-bas, ma mère reprend des forces. Mais lui, le pauvre garçon, est désolé.

M. de Ghiliac, tout en écartant une branche qui menaçait le chapeau de sa femme, demanda d’un ton d’intérêt :

Pourquoi donc ?

Mon père se refuse absolument à le laisser entrer au séminaire.

Ah ! en effet, il m’en avait parlé. Je comprends un peu qu’il ne soit pas très satisfait de voir cette vocation à son fils aîné.

Mais il a d’autres fils ! Et quand même, puisque Roland se sent réellement appelé de Dieu, ce sacrifice est un devoir pour lui, en même temps qu’il devrait lui paraître un honneur.

Votre père voit les choses sous un jour différent. J’espère pour Roland que tout finira par s’arranger. Il m’a paru charmant, très sympathique. Dites-lui donc que je compte sur lui, en septembre, en même temps que sur votre père, puisque, malheureusement, votre mère ne peut voyager. Cependant, en wagon-lit, peut-être ?…

Je ne le crois pas. L’idée seule de bouger des Hauts-Sapins la rendrait malade. Puis, l’existence ici serait fatigante pour elle et préjudiciable aux enfants, à Marthe surtout, qui se laisserait facilement griser par le luxe et les mondanités. Je vous remercie beaucoup, Élie…

Oh ! je vous en prie ! Il est trop naturel que je cherche à vous procurer le plaisir d’avoir tous les vôtres autour de vous. Mais puisque vous le jugez impossible pour le moment, nous verrons autre chose, plus tard… Tiens, la Reynie est ouverte ! Au fait, il me semble que Mme de Brayles m’a dit qu’elle devait y passer quelques jours pour indiquer d’urgentes réparations à faire.

Il désignait une petite villa entourée d’un jardin coquet, et située à la lisière du bois.

Ah ! la Reynie appartient à Mme de Brayles ?

Oui… Tenez, la voilà !

Sur la route ombragée arrivait une charrette anglaise conduite par une jeune femme. Sous le tulle blanc de la voilette, deux yeux s’attachaient fiévreusement sur Valderez.

Les mains qui tenaient les guides arrêtèrent d’un geste nerveux le poney, quand la voiture fut à la hauteur du marquis et de sa femme. Avec son plus aimable sourire, Roberte répondit au salut de M. de Ghiliac et à la présentation de Valderez.

Vous venez pour vos réparations, Roberte ? interrogea Élie.

Il le faut bien ! Quel ennui pour une femme seule ! Mais je repars après-demain. J’ai tout combiné de façon à être rentrée à Paris pour la première de la Nouvelle Sapho. Naturellement, je vous y retrouverai ?

Eh ! que voulez-vous bien que me fasse la Nouvelle Sapho ? Arnelles est délicieux à cette époque de l’année, et je compte bien ne pas le quitter avant l’hiver.

Ces paroles devaient être stupéfiantes pour Mme de Brayles, à en juger par l’expression de sa physionomie et par le geste de surprise qu’elle ne put retenir.

Vous allez rester à Arnelles ?… À cette époque ?… En pleine saison mondaine ?

Et pourquoi pas ? La saison mondaine m’est fort indifférente, je vous assure. Peut-être irai-je passer quelques jours en Autriche, chez Claude, et jeter en même temps un coup d’œil sur mes propriétés de là-bas. Mais ce voyage lui-même est peu probable ; je préfère demeurer à Arnelles, où je me plais infiniment, et où j’ai fort à travailler.

Les lèvres de Roberte se serrèrent nerveusement.

Quel être sérieux vous êtes ! dit-elle avec un sourire forcé. Je croyais que vous ne pouviez souffrir la campagne ?

N’est-il pas permis de changer de goûts, en vieillissant surtout ?

Roberte eut un petit éclat de rire.

Que parlez-vous de vieillir ! On ne vous donnerait même pas vos trente ans !… Mais c’est Guillemette qui a grandi et changé ! Jamais je ne l’aurais reconnue !

Valderez fait des miracles, dit M. de Ghiliac en passant un doigt caressant sur la joue rosée de la petite fille.

Une lueur brilla sous les cils pâles de Mme de Brayles.

Je m’en aperçois… Eh ! qu’est-ce que cela ? Est-ce vous aussi, madame, qui avez transformé Benaki ?

Elle montrait le négrillon qui venait d’être démasqué par un mouvement de Valderez, derrière laquelle il s’était dissimulé. Benaki avait une particulière antipathie pour Mme de Brayles, et esquivait, tant qu’il le pouvait, la caresse qu’elle lui donnait généralement.

Non ! ce n’est pas moi, répondit Valderez en souriant. Mais mon mari a jugé avec raison qu’il était temps de lui enlever ses atours de sauvageon.

D’autant plus que nous allons en faire un petit chrétien, ajouta M. de Ghiliac en donnant une tape amicale sur la joue de l’enfant. Mais nous vous retenons là, Roberte… Vous verrons-nous à Arnelles, avant votre départ ?

Oui, j’irai vous voir demain… si je ne dois pas vous déranger, madame ?

Mais pas du tout, je serai heureuse, au contraire, de faire plus ample connaissance avec vous, dit gracieusement Valderez.

À bientôt donc.

Elle tendit la main à Élie et à Valderez, et remit en marche son petit équipage. Ses traits se contractaient sous l’empire d’une rage sourde, et elle murmura tout à coup entre ses dents :

Je n’imaginais pas encore qu’elle fût si belle ! Et quels yeux ! Quel regard inoubliable ! Il en est amoureux, naturellement. Il faut même qu’il le soit fortement pour venir s’enterrer à la campagne à cette époque. Et il est jaloux, puisqu’il la confine ici… Pourtant, non, il l’a laissée longtemps seule… Je n’y comprends rien ! Est-ce une comédie qu’il joue ? Bien fin qui pourra le dire ! Mais il y a quelque chose de changé en lui, et… et je suis certaine qu’il l’aime ! acheva-t-elle en enveloppant d’un coup de fouet le poney qui bondit en secouant sa crinière, comme pour protester contre un traitement auquel il n’était pas accoutumé.

Pendant ce temps, M. de Ghiliac demandait à sa femme :

Comment trouvez-vous Mme de Brayles, Valderez ?

C’est une jolie personne, et qui paraît intelligente et aimable.

Peuh ! jolie ! dit-il dédaigneusement. Elle a une physionomie assez piquante, voilà tout. Quant à son intelligence, elle est superficielle, — comme son amabilité, d’ailleurs. Mondanité, convention, coquetterie outrée, voilà Roberte, — et malheureusement, beaucoup sont semblables à elle. Oui, vous aurez de curieuses études à faire dans ce monde que vous ignorez encore, Valderez. Vous verrez toutes ses petitesses, ses rivalités, ses intrigues méchantes se cachant sous les plus aimables dehors. Je pourrai vous instruire là-dessus, car j’ai tourné et retourné tous ces fantoches qui n’ont plus de secrets pour moi.

Elle leva sur lui son regard sérieux.

En ce cas, comment aimez-vous encore ce monde si misérable sous ses brillantes apparences ?

L’aimer ? Oh ! non, certes ! Je me suis amusé à l’étudier, j’ai disséqué des âmes d’hommes à peu près vides, des âmes féminines nulles ou féroces, j’ai lu dans les unes et dans les autres d’étranges vanités, de déconcertants calculs d’amour-propre, j’ai pénétré des dessous d’existences brillantes et enviées. Oui, le monde a été pour moi un amusement et un champ d’études. Mais quant à l’aimer, jamais ! Je le connais trop bien pour cela.

Vous m’effrayez ! murmura Valderez. Car c’est le monde que vous voulez me faire connaître…

Oui, je vous le ferai connaître, parce que vous n’êtes pas destinée à une vie recluse, parce que, nécessairement, vous devez vous trouver en contact avec lui. Mais je serai là pour vous guider, pour vous montrer ses embûches, pour vous préserver de ses pièges, car vous êtes encore très jeune, très…

Très ignorante ! acheva-t-elle avec un léger sourire, en voyant qu’il s’interrompait.

Mettons ignorante, si vous le voulez.

Il souriait aussi, mais son regard très grave enveloppait l’admirable physionomie où rayonnait l’âme la plus limpide, la plus délicate qu’eût sans doute jamais connue le sceptique marquis de Ghiliac.

* * *

… Mme de Brayles arriva le lendemain à l’heure du thé. Valderez, qui la reçut sur la terrasse, lui offrit de se rendre au-devant de M. de Ghiliac, occupé à donner des instructions à son jardinier-chef au sujet de l’arrangement d’une de ses serres.

Je ne demande pas mieux, car jamais je ne me lasse de contempler les jardins d’Arnelles. M. de Ghiliac est un adorateur des fleurs, et bien peu de domaines pourraient rivaliser sur ce point avec celui-ci.

Tout en causant, elles s’engageaient dans les jardins, précédées de Guillemette, toute fraîche dans sa petite robe blanche. Mme de Brayles s’arrêtait fréquemment pour admirer les fleurs qui attiraient plus particulièrement son attention.

Ah ! voici les fameuses roses “Duchesse Claude”, ainsi nommées par M. de Ghiliac en souvenir de sa belle aïeule !

Elle désignait un énorme rosier, garni d’admirables fleurs blanches, satinées, délicieusement veinées de rose pâle.

… Elles sont, paraît-il, uniques au monde. M. de Ghiliac les entoure d’une sorte de culte ; il en offre très rarement, et seulement à des hôtes marquants. Personne ne s’aviserait d’en cueillir. Je me souviens qu’une fois, Fernande et moi eûmes cette audace. Oh ! nous n’avons pas eu envie de recommencer, car lorsqu’il est mécontent, il a une façon de vous regarder, sans rien dire… Oh ! sans rien dire ! Il est trop gentilhomme pour reprocher ouvertement une fleur à une femme. Mais nous avons su à quoi nous en tenir, et je suppose que Fernande n’a plus cueilli de “Duchesse Claude”.

Guillemette, qui s’était rapprochée de sa belle-mère, leva la tête vers Mme de Brayles.

Oh ! maintenant, papa les laisse bien cueillir ! Tous à l’heure, maman en a mis beaucoup dans le salon, et c’est lui qui voulait qu’elle les prenne toutes. Mais maman a dit que ce serait dommage et qu’il valait mieux en laisser un peu sur la tige.

Un frémissement courut sur le visage de Roberte ; son regard, où passait une lueur de haine, effleura la jeune femme qui marchait près d’elle d’une allure souple, incomparablement élégante. Le soleil mettait des étincelles d’or dans sa magnifique chevelure ; il éclairait ce teint satiné et rosé, semblable aux pétales des roses si chères à M. de Ghiliac. Un charme inexprimable se dégageait de cette jeune créature, simplement vêtue d’une robe de voile gris argent rehaussée de quelques ornements de dentelle.

La main de Roberte se crispa sur la poignée de son ombrelle.

C’est alors que sa fantaisie a changé d’objet, probablement, dit-elle d’un ton négligent. Le marquis de Ghiliac a des caprices, — tout comme une jolie femme, malgré son dédain pour notre sexe. Car la femme n’est pour lui, doué de facultés si au-dessus de celles du commun des mortels, qu’un être inférieur, bon tout au plus à charmer un instant son regard. Il nous fit un jour cette déclaration, — ou quelque chose d’approchant, — le plus sérieusement du monde. C’était, je m’en souviens, du vivant de Fernande. Elle protesta énergiquement, — sans arriver à le convaincre, du reste. Ah ! nous sommes vraiment bien peu de chose, madame, devant des natures masculines de cette trempe !

Elle souriait, — mais, de côté, son regard s’attachait avidement sur le beau visage qui avait eu un léger frémissement.

… Et quand une de ces natures tombe sur une toute jeune femme, encore enfant, un peu frivole, mais très aimante et très éprise, quels malentendus en perspective ! Il y a vraiment de tristes choses dans la vie !

Oui, très tristes ! dit la voix tranquille et grave de Valderez. Mais pardon, madame ! je crois que nous ferions mieux de prendre cette allée, elle nous conduirait plus directement aux serres.

Voilà papa ! annonça Guillemette.

M. de Ghiliac hâta un peu le pas en apercevant les jeunes femmes. Les yeux de Roberte prenaient cet éclat particulier qu’ils avaient toujours en sa présence. En revenant vers le château, elle le questionna avec intérêt sur les changements qu’il faisait à ses serres, et sur sa célèbre collection d’orchidées.

Lobic vient de réussir une nouvelle variété qui me paraît tout simplement une merveille, dit M. de Ghiliac. Il nous faut maintenant lui donner un nom. Nous l’appellerons “Marquise de Ghiliac”, en votre honneur, Valderez.

Les lèvres de Roberte eurent une crispation légère aussitôt réprimée.

Elle sera vite célèbre, tout autant que l’a été la rose “Duchesse Claude”, dit-elle avec un demi-sourire. Il faut espérer seulement que vous ne vous en lasserez pas aussi vite, Élie.

Comment cela ? dit-il en la regardant d’un air interrogateur.

Mais oui ! il paraît que vous n’y tenez plus guère, puisque vous la prodiguez maintenant.

Prodiguer est de trop, Roberte. Mais j’ai trouvé que, groupées dans les jardinières du salon blanc par les mains de ma femme, avec le goût très artistique qu’elle possède au plus haut degré, je jouissais beaucoup plus de ces fleurs qu’en les laissant toutes sur la tige. Ceci est encore de l’égoïsme et ne prouve pas du tout que je ne tienne énormément à mes roses, — au contraire.

L’éclair railleur, bien connu de Roberte, traversait en ce moment les prunelles du marquis. Elle baissa un peu les yeux, domptée, comme toujours, par la froide ironie de cet homme près de qui échouaient toutes les coquetteries, toutes les subtiles intrigues féminines. Elle força de nouveau ses lèvres à sourire, à prononcer des paroles aimables pour la belle jeune femme qui marchait à la droite d’Élie, — pour cette créature abhorrée envers qui, à chaque minute, sa haine grandissait.

Le salon blanc était devenu la pièce préférée de Valderez. Elle avait su donner à cet appartement, trop luxueux à son gré, un cachet intime et sérieux. Et ces tentures blanches qui tuaient les plus beaux teints, formaient au contraire pour le sien un cadre incomparable.

Roberte le constata aussitôt — comme aussi la grâce exquise de la jeune châtelaine dans son rôle de maîtresse de maison. De plus, elle semblait remarquablement douée au point de vue de l’intelligence ; elle causait fort bien, — sauf de sujets purement mondains, qui semblaient lui être à peu près complètement étrangers.

Mme de Brayles, s’en apercevant, s’empressa aussitôt de lancer l’entretien de ce côté afin d’infliger tout au moins quelques petites blessures d’amour-propre à cette trop séduisante marquise. Mais ces finesses méchantes étaient peine perdue avec M. de Ghiliac. En un clin d’œil, il avait ramené la conversation sur un terrain plus familier à Valderez, et, selon sa coutume, la dirigeait à son gré, en prenant visiblement plaisir à mettre en valeur l’intelligence très délicate de sa femme.

Il semblait aujourd’hui particulièrement gai. Était-il très heureux de se retrouver près de Valderez ? Probablement… bien qu’on pût se demander pourquoi il ne s’était pas donné plus tôt ce plaisir. Mais il s’amusait aussi, — Roberte le reconnaissait à certaine expression de cette physionomie bien connue d’elle, — il s’amusait de sa fureur jalouse qu’il savait exister sous les airs aimables de Mme de Brayles. Il se jouait — comme il l’avait toujours fait — de cet amour qu’il n’ignorait pas.

Être un objet d’amusement pour “lui”… et avoir devant les yeux cette merveilleuse châtelaine qui avait peut-être le bonheur d’être aimée de lui ! C’était intolérable ! Aussi Roberte abrégea-t-elle sa visite, en refusant l’invitation à dîner qui lui était adressée, sous prétexte d’importantes affaires à régler avant son départ.

Tandis que M. de Ghiliac allait la conduire jusqu’à sa voiture, Valderez rentra dans le salon et s’assit près de sa table de travail. D’un geste machinal, ses doigts effleurèrent les fameuses roses “Duchesse Claude” qui s’épanouissaient dans une jardinière de Sèvres, tandis que son regard songeur se posait sur le siège occupé tout à l’heure par la baronne. Cette Mme de Brayles lui était vraiment peu sympathique, et Élie avait peut-être raison dans le jugement sévère qu’il avait porté sur elle ce matin. Ses insinuations au sujet de la nature fantasque de M. de Ghiliac, de sa façon de comprendre le rôle de la femme, de ses malentendus avec Fernande, dénotaient un complet manque de tact.

Elles avaient, en tout cas, réveillé chez Valderez la tristesse latente, comme chaque fois qu’une circonstance quelconque venait lui remettre plus clairement sous les yeux ce qu’elle connaissait bien, hélas ! — l’égoïsme absolu et l’absence de cœur chez cet être si admirablement doué sous les autres rapports.

Pourtant, il semblait maintenant aimer sa fille. Hier, aujourd’hui encore, il s’était montré affectueux pour elle, avait paru s’intéresser à tout ce que sa femme lui disait de la santé de l’enfant, de sa vive intelligence et de l’amélioration de son caractère. Et, pour elle-même, Valderez trouvait en lui un changement qui l’avait frappée aussitôt. Ce n’était plus la froideur d’autrefois, ni l’ironie, ni cette amabilité fugitive et enjôleuse qui l’avait parfois troublée, trois mois auparavant, parce qu’elle avait laissé entrevoir à son inexpérience l’effrayant pouvoir de séduction que possédait cet homme, et lui avait donné la crainte qu’il ne cherchât à en user pour faire tout à son aise une étude approfondie du jeune cœur ignorant, ainsi soumis à son empire. Non, ce n’était plus cela du tout. Il se montrait sérieux, réservé sans froideur, discrètement aimable, et jusqu’ici il n’avait pas eu à son égard une seule de ces ironies qui ne lui étaient que trop familières. S’il continuait ainsi… oui, vraiment, l’existence serait possible…

Il venait de rentrer dans le salon. Sur la tapis, quelques pétales de roses gisaient et aussi une fleur à peine entr’ouverte, que les doigts distraits de la jeune femme avaient fait glisser à terre tout à l’heure. M. de Ghiliac se pencha et la ramassa.

Il serait dommage de la laisser se faner là ! dit-il en la glissant à sa boutonnière.

Attirant à lui un fauteuil, il s’assit près de Valderez, qui venait de prendre son ouvrage.

Cette nappe d’autel me paraît une merveille. Où avez-vous pris ce dessin ?

C’est moi qui l’ai imaginé, d’après une vieille gravure que j’ai trouvée dans la bibliothèque.

Mais je ne vous connaissais pas encore ce talent ! Vous êtes, décidément, une artiste en tout. Ce dessin est admirablement compris. À qui destinez-vous cet ouvrage ?

À ma pauvre vieille église de Saint-Savinien. J’espère l’avoir terminé pour la fête de l’Assomption.

Vous me permettrez de vous recommander de ménager vos yeux. Ceci doit être très fatigant. Et, en dehors de ce travail, qu’avez-vous fait ? Les derniers livres que je vous ai envoyés vous ont-ils paru intéressants ?

La conversation, une fois sur ce terrain, éloignait d’eux tout embarras, et elle se continua longuement, Élie prenant un visible intérêt aux jugements très délicats portés par sa femme sur les œuvres lues, Valderez écoutant avec un secret ravissement la critique si fine, si brillante et cependant si profonde qu’en faisait M. de Ghiliac.



À suivre...



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