Chapitre X

Chapitre X

Lautomobile de M. de Ghiliac roulait sur la route large et bien entretenue conduisant de la gare de Vrinières au château d’Arnelles. Valderez, un peu lasse, regardait vaguement le paysage charmant dont le marquis, assis près d’elle, lui indiquait au passage quelques points de vue. Le temps était aujourd’hui clair et doux, l’air vivifiant entrait par l’ouverture des portières dont Élie avait baissé les glaces sur la demande de Valderez, qu’impressionnait désagréablement le parfum étrange émanant de l’intérieur de la voiture.

M. de Ghiliac s’était montré d’une irréprochable correction, il n’avait négligé envers Valderez aucune des attentions courtoises d’un homme bien élevé à l’égard d’une femme. Pendant le voyage, il lui avait fait apporter des journaux et des revues, avait causé avec elle des pays traversés, tous connus de lui, et, en arrivant à Paris où ils devaient passer une journée avant de gagner Arnelles, s’était informé si elle désirait y demeurer plus longtemps, — le tout avec une froideur polie, une indifférence parfaite qui donnaient bien la note des rapports devant exister entre eux.

Valderez avait refusé l’offre de son mari. Que lui importait Paris ! Elle avait hâte maintenant d’être à Arnelles, de mettre fin à la corvée à laquelle s’astreignait M. de Ghiliac, de se trouver seule enfin, — seule devant sa nouvelle existence et devant la tâche consolante que lui réservait peut-être la petite orpheline qui l’attendait.

Brisée par une fatigue plus morale que physique, elle passa la journée à l’hôtel de Ghiliac, dans l’appartement qui avait été celui de la première femme. En dépit du temps relativement court des fiançailles, M. de Ghiliac l’avait fait complètement transformer, dans la note de luxe à la fois sobre et magnifique qui existait toujours chez lui. Et Valderez, qui n’avait jamais connu que les Hauts-Sapins ou les demeures relativement modestes des amis de sa famille, se sentait étrangement gênée au milieu des raffinements de ce luxe et des recherches inouïes d’un service assuré par une armée de domestiques admirablement stylés.

La jeune femme n’avait vu son mari qu’aux repas, pris en tête à tête. Avec tout autre que M. de Ghiliac, ces moments eussent été fort embarrassants. Mais lui possédait décidément un art incomparable pour sauver les situations les plus tendues, par une conversation toujours intéressante, et cependant indifférente, par une courtoisie qui ne sortait jamais des bornes de la plus extrême froideur. Aucune allusion, du reste, à ce qui s’était passé la veille. Il était évident que la question se trouvait enterrée pour lui.

* * *

… La voiture, quittant la route, avait pris une superbe allée d’ormes centenaires. Et le marquis dit tout à coup :

Voilà Arnelles, Valderez.

Au-delà d’un vaste espace découvert se dressait une grille merveilleusement forgée, surmontée des armes des Roveyre. Le regard ravi de Valderez, traversant l’immense cour d’honneur, rencontra une admirable construction de la Renaissance, dont les assises, sur une des façades latérales, baignaient dans un lac azuré.

Eh bien ! cela vous plaît-il ? demanda M. de Ghiliac qui l’examinait avec une attitude discrète.

C’est magnifique ! Et les descriptions que vous m’en avez faites restaient certainement au-dessous de la vérité.

Tant mieux ! J’aurais été au regret de vous causer une désillusion, dit-il de ce ton mi-sérieux, mi-railleur qui laissait toujours ses interlocuteurs perplexes sur ses véritables sentiments.

Ils gravirent l’un après l’autre les degrés du grand perron, en haut duquel se tenaient deux domestiques portant la livrée de Ghiliac ; ils entrèrent dans un vestibule dont la royale splendeur fit un instant fermer les yeux de Valderez éblouie. Que ferait-elle dans cette demeure plus que princière ? Oh ! combien étaient loin — et regrettés — ses Hauts-Sapins, sa pénible tâche quotidienne, ses austères et chers devoirs près de sa mère et des enfants !

Antoine, prévenez Mlle Guillemette que nous l’attendons au salon blanc. Et dites qu’on nous serve promptement le thé, ordonna M. de Ghiliac.

Il fit traverser à Valderez plusieurs salons, dont la jeune femme, de plus en plus éblouie, ne distingua que confusément les splendeurs artistiques, et l’introduisit dans une pièce plus petite, tendue de soieries blanches brodées de grandes fleurs aux teintes délicates, ornée de meubles ravissants, d’objets d’art d’un goût si pur, d’une beauté si parfaite que Valderez dut s’avouer qu’elle n’avait jamais songé qu’il pût exister quelque chose de semblable.

Si cette pièce vous plaît, il vous sera loisible d’en faire votre salon particulier, dit M. de Ghiliac, tout en aidant la jeune femme à enlever sa jaquette. Jusqu’ici, bien qu’elle soit une des plus charmantes de château, elle a joué de malheur. Ma mère et Fernande n’ont jamais pu la souffrir ; elles assuraient que ces tentures blanches étaient absolument défavorables à leur teint. Mais peut-être êtes-vous exempte de petites faiblesses de ce genre ?

Elle répondit avec une tranquille froideur :

En effet, je n’ai jamais eu le temps ni l’idée de m’occuper de semblables questions.

Je vous félicite de cette haute sagesse. Mais ne craindrez-vous pas d’y voir apparaître le spectre de la duchesse Claude ?

Qui est cette duchesse Claude ? demanda Valderez tout en s’approchant de la cheminée pour présenter ses mains glacées à la flamme qui s’élevait dans l’âtre, en dépit de la tiédeur répandue par les calorifères.

Une de mes aïeules, ancienne châtelaine d’Arnelles. Belle, intelligente, énergique sous une apparence délicate, elle était l’âme du parti de ligueurs dont son mari était le chef. Ici se donnaient des fêtes magnifiques, dont la belle Claude était la reine incontestée. Parmi les invités, on remarquait une jeune personne laide et légèrement contrefaite, toujours fastueusement parée, qui était la cousine de la duchesse. Françoise d’Etigny, on ne sait par quelle aberration, s’était longtemps bercée de l’espoir d’épouser le duc Élie, un des plus beaux seigneurs de France. De là, dans cette âme aigrie et mauvaise, une jalousie féroce contre la duchesse Claude, — jalousie habilement dissimulée d’ailleurs.

« Mais un jour, Claude disparut. On la chercha longtemps ; son mari, inconsolable, promit une fortune à qui lui ferait connaître le sort de sa femme. Cependant personne ne l’avait vue quitter le château ; les hommes d’armes juraient tous n’avoir pas délaissé un instant leur poste. Et d’ailleurs, pourquoi cette jeune femme, très heureuse, très aimée, fervente chrétienne, épouse et mère tendrement dévouée, aurait-elle quitté volontairement son foyer ? Le duc Élie fit fouiller le lac, les oubliettes, restes de l’ancien château fort, sur lequel s’éleva la demeure actuelle. Tout fut visité, bouleversé. Et la jeune duchesse resta introuvable.

« Élie de Versanges, fou de désespoir, se confina dans la retraite. Son cerveau se dérangeant peu à peu, il assurait que sa femme n’avait pas quitté le château et qu’elle gémissait dans quelque cachette inconnue en l’appelant à son secours. D’autre part, une femme de chambre prétendit avoir vu sa maîtresse apparaître vers la nuit, vêtue de la robe de brocart d’argent qu’elle portait le jour de sa disparition. C’était dans ce salon, qu’elle affectionnait particulièrement, et, d’autres fois dans la galerie à côté… »

Il s’avança et ouvrit une porte. Valderez, en s’approchant, eut une exclamation admirative.

… Cette galerie est une des merveilles de la Renaissance et renferme des trésors d’art. Elle fut décorée par les ordres de François de Versanges, qui fit achever le château commencé par son père. Ce duc François était un homme dur, cruel, que l’on prétendait quelque peu magicien. En tout cas, il paraît qu’il avait un talent remarquable pour faire disparaître les gens gênants, sans qu’on pût jamais savoir ce qu’ils devenaient.

Valderez fit quelques pas dans la galerie, mystérieusement éclairée par le jour pâle traversant d’admirables vitraux. Elle s’arrêta devant le portrait d’une jeune femme, remarquablement jolie, portant un somptueux costume du seizième siècle, constellé de joyaux. À côté, sur un fond assombri, se dressait l’image d’un jeune seigneur de fière mine, dont la physionomie avait quelque ressemblance avec celle de M. de Ghiliac.

La belle duchesse Claude et le duc Élie, dit le marquis en les désignant.

Et que devint ce pauvre duc ? demanda Valderez.

M. de Ghiliac eut un rire moqueur.

Eh bien ! ce veuf inconsolable finit tout simplement par épouser Françoise d’Etigny, qui avait pleuré avec lui en l’entourant, ainsi que ses enfants, des soins les plus dévoués. Quelques mois plus tard, son fils aîné mourait empoisonné. Seulement, la nouvelle duchesse avait cette fois agi avec maladresse, elle fut trahie par une femme en qui elle se confiait. Et tout aussitôt, on lui attribua, non sans raison, la disparition étrange de sa cousine. Se voyant découverte, elle se précipita dans le lac, de sorte qu’on ne put jamais savoir ce qu’il était advenu de la duchesse Claude. Et le duc Élie, complètement fou après toutes ces épreuves, se brisa la tête contre cette cheminée de marbre. Vous voyez qu’Arnelles a de tragiques souvenirs. N’aurez-vous pas peur du fantôme de la belle Claude, ou de celui de Françoise la maudite qui flotte parfois sur le lac ?

Oh ! non ! Nous avons aussi de ces légendes, et de plus terrifiantes encore, aux Hauts-Sapins. Mais je n’ai jamais songé à en avoir peur.

Cela prouve que vous avez les nerfs bien équilibrés. Tant mieux pour vous ! dit-il d’un ton léger.

Ils revinrent au salon. Au milieu de la pièce se tenait une frêle petite fille dont les boucles brunes entouraient un visage maladif éclairé par des yeux bleus superbes, mais craintifs et mélancoliques.

Ah ! vous voilà, Guillemette ! dit M. de Ghiliac d’un ton bref. Approchez-vous et saluez votre mère.

Mais Valderez s’avança vivement, elle prit entre ses bras la petite fille dont elle baisa le front.

Ma petite Guillemette, je suis si contente de vous connaître ! Embrassez-moi, voulez-vous, ma chérie ?

Les grands yeux de l’enfant, surpris et effarouchés, la considérèrent un moment. Puis les petites lèvres pâlies se posèrent timidement sur sa joue.

Et le cœur serré de la jeune femme se dilata un peu à la pensée de la tâche si belle qui l’attendait près de cette enfant sans mère.

Elle la remit à terre, et, prenant sa main, revint vers le marquis, demeuré debout près de la cheminée.

Elle est tout à fait gentille, votre petite Guillemette, et je vais l’aimer extrêmement… Mais que dit-on à son père, ma mignonne ?

Guillemette leva les yeux vers M. de Ghiliac, et Valderez remarqua dans ce regard d’enfant une expression à la fois craintive et tendre qui la frappa.

Bonjour, mon père, dit une petite voix timide.

Il effleura d’une main distraite les boucles de l’enfant, en répondant froidement :

Bonjour, Guillemette. Faites attention d’être toujours bien sage avec votre maman… Vous pouvez rejoindre votre institutrice, maintenant.

Le maître d’hôtel entrait, apportant le thé. Valderez demanda timidement :

Ne permettrez-vous pas à Guillemette de demeurer un peu ?

Mais si vous le voulez ! répondit-il d’un ton indifférent.

Tandis que Valderez ôtait ses gants, il lui dit, après avoir congédié du geste le maître d’hôtel :

Puis-je vous demander de nous servir le thé ?… si vous n’êtes pas fatiguée, toutefois ?

Elle répondit négativement. Fatiguée, elle ne l’était pas au physique ; mais moralement, sa lassitude était grande. L’atmosphère de cette demeure lui semblait tellement lourde ! Et combien elle eût voulu se trouver loin de ce grand seigneur dont la courtoisie impeccable lui semblait une pénible ironie !

Elle servit le thé, puis elle essaya de faire causer Guillemette. Mais ce fut en vain ; l’enfant semblait à peu près muette.

M. de Ghiliac, assis en face d’elle, laissait errer autour de lui son regard distrait, qui s’arrêtait parfois sur la jeune femme et l’enfant. Valderez ne pouvait s’empêcher de remarquer combien il était à sa place dans ce décor d’une aristocratique splendeur, au milieu duquel, pensait-elle, la très simple robe de voyage de la nouvelle marquise, et sa gaucherie, devaient produire un effet singulier.

Laissez donc cette petite sotte, Valderez ! dit-il tout à coup d’un ton impatienté. Vous n’arriverez pas à lui tirer deux mots de suite devant moi. Elle est vraiment d’une ridicule sauvagerie !

Sur ces mots, il se leva en posant sa tasse sur la table à thé.

Voulez-vous me permettre de vous montrer votre appartement ? Car j’aurai ensuite à m’occuper de ma correspondance, fort en retard.

Elle acquiesça aussitôt, et, prenant la main de Guillemette, le suivit au premier étage. Si elle n’avait eu en tête de si pénibles soucis, elle serait tombée en admiration devant l’escalier — une des principales merveilles de cette demeure, qui en contenait tant — et devant l’appartement qui lui était destiné, le plus remarquable du château, tant à cause de la vue délicieuse qui se découvrait de ses balcons, que de la délicate et artistique magnificence de sa décoration.

C’était l’appartement de la belle duchesse Claude, dit M. de Ghiliac. Voyez, sur les meubles, au plafond, ces deux C enlacés. Ils rappellent sa devise : “Candidior candidis,” plus blanche que les plus blanches choses, — qui fut aussi celle de la douce reine Claude de France, marraine de sa mère, dont le souvenir demeurait vénéré dans la famille. Si vous désirez apporter quelque changement à ces pièces, vous êtes entièrement libre, ainsi que de choisir, dans le château, tout autre appartement qui vous agréerait mieux. Vous êtes chez vous ici, ne l’oubliez pas.

Il était impossible d’être plus courtois — et de voiler plus élégamment un égoïsme absolu.

Lorsqu’il se fut éloigné, Valderez reprit ses tentatives près de Guillemette, et, cette fois, la langue de l’enfant se délia un peu. M. de Ghiliac devait avoir raison en prétendant que c’était sa présence qui intimidait prodigieusement sa fille.

Pourquoi ne dites-vous rien à votre papa, ma chérie ? lui demanda Valderez.

Les lèvres de Guillemette tremblèrent.

Papa ne m’aime pas ! murmura-t-elle d’un ton de désolation si navrante que Valderez en fut bouleversée jusqu’au fond du cœur.

Elle prit la petite fille sur ses genoux et l’entoura de ses bras.

Qui vous fait croire cela, ma pauvre mignonne ?

Oh ! je le sais bien ! Frida me le dit, d’abord…

Qui est Frida ?

C’est ma gouvernante autrichienne. Et puis, je vois bien que les autres papas ne sont pas comme lui. Mon oncle Karl embrasse souvent ses petites filles, M. d’Oubignies promène Gaëtane et Henriette en voiture, et il ne fronce jamais les sourcils quand il les voit entrer, ou quand il les rencontre dans le parc… Oh ! je sais bien que papa ne m’aime pas du tout ! murmura-t-elle avec un gros soupir.

Et vous, chérie, l’aimez-vous ?

L’enfant ne répondit pas, mais appuyant son front sur l’épaule de Valderez, elle éclata en sanglots. Et, lorsqu’elle fut un peu calmée, la jeune femme, à travers ses phrases décousues, comprit ce que souffrait cette âme d’enfant, livrée à des mercenaires plus ou moins dévouées, n’ayant à attendre, de la part de l’aïeule mondaine et froide, qu’une affection très superficielle, de la part de son père, une indifférence complète — et cependant, ayant au cœur, pour ce père presque inconnu, une tendresse ardente, comprimée et rendue craintive par la glaciale et dédaigneuse insouciance de M. de Ghiliac.

Pauvre petite fille, je t’aimerai, moi !” songea Valderez en serrant l’enfant dans ses bras.



À suivre...



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