Chapitre XII

Chapitre XII

M. de Ghiliac venait à Arnelles pour faire un choix parmi les manuscrits inédits qu’il possédait en grand nombre, mémoires et lettres de ses ancêtres, et en particulier de la belle duchesse Claude. Il lui était venu récemment à l’idée, ainsi qu’il l’apprit à Valderez, de les exhumer et de les faire connaître au public des lettrés. Tous ses anciens papiers se trouvaient dans la bibliothèque, et M. de Ghiliac s’installa dans cette pièce pour faire ses recherches, seul, car, contre sa coutume, il n’avait pas amené de secrétaire. Valderez, voyant cela, s’abstint, dès le second jour, de venir y travailler. Mais le soir même, M. de Ghiliac lui dit, en l’accompagnant après le dîner dans le salon blanc :

Je vous préviens, Valderez, que si ma présence doit vous faire changer quelque chose à vos habitudes, je me verrai dans l’obligation de repartir immédiatement pour Paris. Continuez à venir travailler dans la bibliothèque, sans aucune crainte de me gêner.

Elle reprit donc, le lendemain, sa place accoutumée, sans enthousiasme, car le tête-à-tête au cours des repas lui semblait déjà suffisamment pénible, malgré la présence de Guillemette et de son institutrice, acceptée sans observation par le marquis, quoique jusqu’alors l’enfant n’eût jamais paru dans la salle à manger.

Élie, de temps à autre, lisait à la jeune femme les passages les plus curieux des manuscrits qu’il examinait. Un jour, il lui montra l’un d’eux, dont l’écriture bizarre demeurait indéchiffrable pour lui, peu patient de son naturel. Valderez, après quelques efforts, réussit à la lire, et comme elle reparaissait dans des pages assez nombreuses, M. de Ghiliac lui demanda de copier celles-ci. Elle se trouva donc ainsi associée à son travail, auquel, d’ailleurs, son intelligence si profonde et si fine s’intéressait fort. C’était sur ce terrain historique et littéraire qu’ils se rencontraient sans cesse maintenant. Élie semblait prendre plaisir à faire causer la jeune femme, à la guider dans ses lectures, — et cela avec un tact, un souci moral qui ne laissèrent pas que d’étonner le curé de Vrinières, lorsque Valderez lui apprit que M. de Ghiliac n’avait autorisé pour elle que la lecture de deux de ses romans.

Voilà qui le montre beaucoup plus sérieux qu’on ne le prétend ! Combien d’époux, même chrétiens, n’ont pas ce soin, cette délicatesse pour la jeune âme de leur compagne !

Cette nature singulière restait toujours une énigme pour Valderez. Mais si son cœur demeurait inquiet et profondément défiant, son esprit subissait le charme de cette intelligence éblouissante, de cette érudition toujours claire et élégante, de tout ce qui faisait l’attrait ensorcelant de la personnalité intellectuelle d’Élie de Ghiliac. Elle devait reconnaître que rien, chez lui, n’était superficiel, qu’il avait étudié sous toutes leurs faces les sujets dont il traitait et ne se hasardait jamais en hypothèses. De plus, ce mondain sceptique avait, sur bien des points de morale, une opinion que l’on n’aurait pas attendue de lui. Mais Valderez savait maintenant qu’un homme peut professer les théories les plus parfaites, sans se donner la peine de les mettre en pratique.

Oui, elle subissait quelque chose du charme d’Élie. Mais lorsqu’elle se trouvait seule, elle se sentait envahie par un malaise indéfinissable, en se disant qu’elle lui servait simplement de sujet d’étude, comme le prouvait le regard d’observation pénétrante qu’elle surprenait parfois fixé sur elle. Et la pensée d’être l’objet de cette froide curiosité intellectuelle lui était si affreusement pénible qu’elle l’eût portée à éviter des rapports aussi fréquentes, si le curé de Vrinières, son directeur spirituel, ne lui avait dit :

Malgré tout, et quelle que soit l’attitude de votre mari, remplissez votre devoir qui est de vous rapprocher de lui autant qu’il vous y encouragera. Vous avez été fautive en lui montrant si ouvertement votre éloignement le jour de votre mariage. Votre excuse est dans votre inexpérience et dans l’affolement où les paroles pour le moins inconsidérées de votre belle-mère avaient jeté votre cœur très aimant et très droit. Malheureusement, l’attitude, les paroles de M. de Ghiliac sont venues aussitôt donner raison à ce qu’elle vous avait appris de lui. L’abandon dans lequel il vous a laissée pendant ce mois n’est pas fait non plus pour le réhabiliter à vos yeux. Mais enfin, vous êtes sa femme, et s’il se dispense de ses devoirs envers vous, il vous appartient de remplir les vôtres à son égard dans la mesure où il vous le permettra.

Valderez, suivant ces conseils, se faisait donc une obligation stricte d’accepter toujours lorsque son mari l’invitait pour une promenade à pied ou en voiture. Elle emmenait Guillemette, que son père paraissait considérer d’un œil un peu moins indifférent. D’autres fois, il donnait à sa femme des conseils pour l’exécution de morceaux de musique, — car il avait reconnu chez elle un talent très délicat, un jour où il l’avait entendue jouer, dans le salon de musique, alors qu’elle le croyait parti pour Angers en automobile. Et lui-même se mettait souvent au piano qui résonnait parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit, le musicien et celle qui l’écoutait étant également oublieux de l’heure dans l’émotion artistique communiquée par les œuvres des maîtres.

Mais en tous ces rapports, aucune intimité ne se glissait. Valderez gardait une attitude timide et un peu raidie, que la courtoisie légèrement hautaine de M. de Ghiliac, ni son amabilité cérémonieuse, n’étaient faites pour modifier.

Par exemple, elle devait reconnaître qu’il s’attachait à réaliser les quelques désirs qu’elle laissait parfois paraître, et qu’elle ne ressentait pas les effets de cette volonté autoritaire qui s’exerçait si bien par ailleurs.

Parviendrait-elle jamais à le connaître, à savoir ce qu’il y avait de vrai dans les dires de Mme de Ghiliac ? Hélas ! ce qu’elle savait, en tout cas, c’est que cet homme étrange lui avait clairement démontré son épouvantable égoïsme et son manque de cœur dans cette scène des Hauts-Sapins dont le souvenir pesait si lourdement sur l’âme de Valderez ! C’est qu’il ne cherchait toujours pas à se rapprocher d’elle, moralement, et la traitait en étrangère.

D’autre part, il semblait assez étonnant qu’il se privât des fêtes mondaines qui l’attendaient partout à cette époque de l’année, pour demeurer à la campagne. Les vieux manuscrits pouvaient facilement être transportés à Paris. Il n’y avait à cela qu’une explication : le romancier étudiait un type curieux de petite provinciale et s’y attardait quelque peu. Quand il l’aurait mis au point, il s’en irait vers d’autres cieux, vers d’autres études.

Et c’était cette pensée qui paralysait secrètement Valderez en sa présence, qui la faisait frémir d’angoisse lorsque les ensorcelantes prunelles bleues s’attachaient un peu plus longuement sur elle.

Il se montrait absolument respectueux de ses convictions religieuses, et quelques-unes de ses paroles auraient même pu faire penser qu’il n’était pas aussi incroyant que le démontraient les apparences. Mais, d’autre part, Valderez put mesurer son indifférence en matière de religion peu de temps après son arrivée, à propos de Benaki. Au cours d’une promenade dans le parc avec Guillemette, elle rencontra le négrillon qui trottinait dans une allée, vêtu de son petit pagne blanc sur lequel il jetait, pour sortir, une sorte de burnous d’un rouge éclatant. Valderez l’avait jusque-là à peine aperçu. Elle l’arrêta, lui parla avec bonté, l’interrogea sur ce qu’il faisait. Benaki, dans un français bizarre, raconta qu’il avait été victime d’une razzia opérée là-bas, dans son village africain dont il ne savait plus le nom, que ses parents avaient été tués et lui vendu comme esclave. M. de Ghiliac, qui voyageait par là, l’avait acheté. Depuis lors, Benaki était très heureux. Il passait ses journées dans l’appartement du maître, couchait devant sa porte, mangeait à sa faim, était parfois caressé et rarement frappé. Tout cela constituait, pour le négrillon, le summum du bonheur.

Mais Valderez, en poussant un peu plus loin ses interrogations, constata avec un serrement de cœur que cet enfant, dont M. de Ghiliac avait assumé, en l’achetant à ses ravisseurs, la charge morale et physique, ne recevait aucune éducation religieuse et n’avait qu’un culte au monde : son maître, qui était de sa part l’objet d’une véritable adoration.

Le soir même, dominant sa timidité et sa gêne, elle aborda ce sujet, tandis que M. de Ghiliac, après le dîner, arpentait en fumant le magnifique jardin d’hiver terminant les salons de réception.

Pourriez-vous me dire, Élie, si Benaki a été baptisé ?

Il s’arrêta devant la jeune femme assise près d’une colonnade autour de laquelle s’enroulaient d’énormes clématites d’un mauve rosé.

Non, il ne l’a pas été. Je n’y ai pas songé, je l’avoue.

Me permettez-vous de m’occuper de son instruction religieuse ?

Mais certainement ! À condition que cela ne vous fatigue ni ne vous ennuie, naturellement ?

Ce sera, au contraire, un grand bonheur pour moi, en même temps que l’accomplissement d’un devoir, répondit-elle gravement.

En ce cas, tout est pour le mieux, et je vous confie volontiers Benaki pour que vous en fassiez un bon petit chrétien.

Par hasard, l’ironie était absente de son accent. Et, dès le lendemain, Valderez vit arriver chez elle le négrillon, envoyé par son maître. Chaque jour, désormais, elle réserva un moment pour l’instruction religieuse de l’enfant, et en même temps commença à lui apprendre à lire, l’insouciance ou le dédain de M. de Ghiliac paraissant avoir été jusqu’à traiter, sur ce point-là encore, Benaki sur le même pied qu’Odin.

Les contrastes si déconcertants de cette nature étaient bien faits pour désemparer une âme même plus expérimentée que celle de Valderez. Le curé de Vrinières, à qui elle demandait ce qu’il fallait penser des œuvres de son mari, lui déclara que, leur rare valeur littéraire mise à part, elles avaient encore une valeur morale réelle, car elles mettaient en jeu de nobles sentiments, fustigeaient le mal, laissaient paraître de hautes et belles pensées. Mais certaines s’enveloppaient de formes si osées qu’il ne pouvait autoriser une jeune femme inexpérimentée à les lire.

Et l’on sent si bien qu’il lui manque le fil conducteur ! ajouta le prêtre. Avec la foi, un tel écrivain produirait une œuvre admirable et qui ferait tant de bien ! Tandis que son talent, en admettant qu’il ne soit pas nuisible, — et il peut l’être pour certaines jeunes âmes, — n’a qu’un effet moral très atténué par le scepticisme qui perce trop souvent.

C’était, en effet, ce que constatait Valderez, en lisant les deux volumes signés du marquis de Ghiliac, dont la lecture lui avait été permise. Or, précisément, comme elle finissait le dernier, un peu avant l’heure du dîner, M. de Ghiliac entra dans le salon blanc, et, voyant le livre qu’elle tenait encore entre ses mains, demanda, tout en s’asseyant :

Eh bien ! que dites-vous de cela, Valderez ?

Encore sous le charme du style étincelant et si fin, si français, elle répondit avec enthousiasme :

Comme vous écrivez bien ! J’ai fermé ce livre avec tant de regret !

J’en suis infiniment flatté ! dit-il d’un ton sérieux… Mais le reste ?… le fond, les idées ?

Elle rougit un peu en répondant cependant avec sincérité :

Il y a des choses que j’aime beaucoup… et d’autres moins.

Lesquelles ?… Allons ! dites-moi cela, tout simplement, comme vous le pensez ! ajouta-t-il en remarquant son embarras.

Elle développa alors son idée avec une grande clarté et une entière franchise. M. de Ghiliac, accoudé à une table en face d’elle, l’écoutait attentivement.

En effet, vos pensées sont très belles, beaucoup plus élevées que les miennes, dit-il, quand elle s’arrêta. Ce sont celles d’une chrétienne. Mais me croyez-vous capable d’atteindre à ces hauteurs ?

Un sourire sarcastique entrouvrait ses lèvres. Quelque chose s’agita dans l’âme de Valderez, — une irritation, une souffrance, elle ne savait quoi. Détournant les yeux de ce regard où il lui semblait voir briller une sorte de défi, elle riposta froidement :

Il serait, en effet, peut-être raisonnable d’en douter.

Il eut un rire moqueur.

À la bonne heure, vous êtes franche ! Et vous avez peut-être raison… Mais il se peut aussi que vous ayez tort. Qui donc me connaît, sait ce dont je suis capable ? Qui donc ? Mais pas même moi, je l’avoue !

L’entrée de Guillemette et de son institutrice vint interrompre cette conversation qui semblait glisser sur une pente jusqu’à ce jour inconnue entre eux. Mais à dater de ce moment, M. de Ghiliac s’avisa plusieurs fois de demander à Valderez son avis sur les œuvres littéraires qu’il mettait entre ses mains, et, s’il lui arriva de discuter ses opinions, ce fut, cette fois, sans cette note sardonique qui avait impressionné visiblement la jeune femme.



À suivre...



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