Chapitre VI

Chapitre VI

M. de Ghiliac arriva quelques jours plus tard aux Hauts-Sapins. Valderez avait revêtu sa toilette du dimanche, une robe bleu foncé, d’une simplicité monacale, mal taillée par la petite couturière du village. Très pâle, les traits tirés par l’insomnie et les douloureuses incertitudes de ces derniers jours, elle se tenait assise dans le parloir, près de sa mère. M. de Ghiliac entra, introduit par la vieille Chrétienne, dont le regard, sous les paupières retombantes, l’examinait des pieds à la tête. Il salua Mme de Noclare, s’inclina devant Valderez en prononçant une phrase de remerciement des mieux tournées. Puis, prenant la petite main un peu frémissante, il l’effleura de ses lèvres et y passa la bague de fiançailles. La loquacité de M. de Noclare et l’extrême aisance mondaine du marquis vinrent heureusement en aide à Valderez, dont la gorge serrée avait peine à laisser échapper quelques paroles. M. de Ghiliac se mit à conter avec verve un petit incident de son voyage, qui mettait en relief un trait particulier du caractère comtois. De temps à autre, il s’adressait à Valderez. Elle lui répondait en quelques mots, singulièrement gênée devant ce causeur étincelant, qu’elle devinait si facilement railleur, intimidée aussi par ces yeux pénétrants et très énigmatiques dont elle rencontrait souvent le regard.

Valderez, voici justement un rayon de soleil, tu devrais montrer à M. de Ghiliac le coup d’œil qu’on découvre de la terrasse, dit tout à coup M. de Noclare.

Si cela peut vous intéresser, monsieur ?…

Mais certainement, mademoiselle ! répondit-il en se levant aussitôt.

Valderez jeta sur sa tête une capeline de drap brun, et le précéda vers le jardin. Dans l’allée principale, ils marchèrent l’un près de l’autre. Valderez, toujours en proie à cette insurmontable timidité, ne trouvait pas un mot à dire à ce fiancé si élégamment correct, si froidement courtois. Mais Élie de Ghiliac n’était pas homme à se laisser embarrasser, en quelque circonstance que ce fût. Il se mit à questionner Valderez sur les coutumes du pays, et la jeune fille, dominant sa gêne, lui répondit avec simplicité, dévoilant ainsi une intelligence très fine, très pénétrante, beaucoup plus cultivée que ne l’avait pensé probablement M. de Ghiliac, car il dit tout à coup, d’un ton où passait un peu de surprise :

Je croyais que vous n’aviez jamais quitté ce petit coin de province, mademoiselle ? Cependant, vous paraissez fort instruite…

J’ai été élevée jusqu’à seize ans chez les Bénédictines de Saint-Jean, tout près d’ici, où les études sont poussées très fortement sous l’impulsion d’une abbesse remarquablement douée. Ici, dans mes rares moments de loisir, je travaillais encore… Mais il ne faudrait pas penser trouver en moi l’instruction moderne, si étendue, si variée, ajouta-t-elle avec un sourire, — sourire timide et délicieux, qui communiquait à sa physionomie un charme inexprimable.

Oh ! je n’y tiens pas, je vous assure ! dit-il avec quelque vivacité. On bourre nos jeunes filles modernes de connaissances de toutes sortes, mais, bien souvent, que leur en reste-t-il ?

Ils atteignaient la base de la terrasse. Lentement, ils gravirent les marches. La neige gelée craquait sous leurs pas. Élie s’accouda à la balustrade de pierre effritée et contempla longuement la vallée toute blanche, les sapinières couvertes de leur parure immaculée, les pentes rocheuses entre lesquelles se creusaient de profonds abîmes. Cette vue était d’une beauté austère, sous le pâle rayon de soleil qui jetait sur la neige de grandes taches étincelantes, et, des branches de pins abondamment poudrées, faisait jaillir des lueurs argentées.

Ce pays est magnifique, mais d’aspect sévère, dit M. de Ghiliac en se tournant vers Valderez. L’existence doit être assez triste pour vous, ici ?

Je n’ai jamais eu le temps de m’en apercevoir. D’ailleurs, j’aime beaucoup mon pays, et la campagne, même en hiver, a pour moi un très grand charme.

Arnelles vous plaira, en ce cas. Ce château est admirablement situé dans la plus jolie partie de l’Anjou ; les environs en sont charmants. Vous pourrez y avoir quelques relations agréables. Les distractions mondaines vous font-elles envie ?

Il adressait cette question presque à brûle-pourpoint.

Elle répondit spontanément :

Oh ! pas du tout ! Je suis ignorante sur ce point, mais ce que j’en ai entendu dire ne m’a pas tentée. Je n’ai jamais désiré qu’une vie tranquille et occupée utilement.

Élie enveloppa d’un coup d’œil rapide le visage aux lignes admirables, éclairé par la douce lueur du soleil hivernal qui mettait des reflets d’or foncé sur la magnifique chevelure relevée avec la plus extrême simplicité. Dans les yeux bruns si beaux, l’inimitable observateur pouvait lire une sincérité absolue.

Vous avez raison, mademoiselle, et je ne puis qu’approuver d’aussi sages paroles, dit-il d’un ton sérieux. Je vois que Guillemette sera en bonne mains — ce qui lui a bien manqué jusqu’ici, paraît-il.

Paraît-il ! Ce mot sembla un peu singulier à Valderez. Elle dit timidement :

L’enfant m’accueillera-t-elle bien ? Quel est son caractère ?

Je vous avoue que je n’en sais absolument rien ! Je ne la connais pour ainsi dire pas, je ne peux donc vous renseigner à ce sujet… Ah ! si, je me souviens d’avoir entendu dire, par ma mère, qu’elle était un peu morose, par suite de sa santé délicate, mais assez douce.

Ainsi, vous ne la voyez jamais ? dit-elle en levant les yeux vers le beau visage fier qui lui faisait face.

Si, je l’aperçois quelquefois, lorsque je suis à Arnelles. Mais je ne m’en occupe pas ; c’était jusqu’ici l’affaire de ma mère, ce sera maintenant la vôtre, puisque vous voulez bien accepter de porter mon nom.

Le ton était péremptoire et froid, il glaça la pauvre Valderez stupéfaite et effrayée devant cette complète indifférence paternelle. Il est probable que M. de Ghiliac s’aperçut de l’effet produit par ses paroles. Mais il ne daigna pas les atténuer. Changeant de conversation, il demanda, en jetant un coup d’œil sur la bague de fiançailles dont le magnifique diamant lançait des lueurs merveilleuses sous le soleil :

Votre bague vous plaît-elle, mademoiselle ? J’ai choisi selon mon goût, qui peut n’être pas le vôtre. En ce cas, dites-le-moi bien sincèrement.

Oh ! elle me plaît aussi, monsieur ! D’ailleurs je ne me connais guère en bijoux.

Elle avait envie d’ajouter : “Cela m’importe si peu, en comparaison de tant d’autres questions angoissantes !

Les aimez-vous, mademoiselle ?

Je n’ai jamais songé à en désirer, je vous l’avoue.

J’aurai le plaisir de vous en offrir. Mais j’aimerais à connaître votre goût.

Choisissez au vôtre, je vous en prie, ce sera beaucoup mieux.

Soit, dit-il, du ton d’un homme qui a adressé une demande de pure courtoisie, mais qui trouve qu’en effet la solution est entièrement raisonnable.

Ils quittèrent la terrasse. M. de Noclare et Marthe arrivaient au-devant des fiancés. Ensemble, ils revinrent au castel, dont M. de Ghiliac examina en artiste la vieille architecture. À l’entrée du salon, Valderez s’esquiva. Chrétienne souffrait aujourd’hui de ses rhumatismes ; il fallait l’aider à confectionner le dîner, plus compliqué pour la circonstance.

Tandis que la jeune fille entourait sa taille d’un large tablier, Chrétienne, levant son visage penché vers le fourneau, dit d’un ton sentencieux :

Tu as tort d’épouser ce beau Parisien, ma fille. Il n’est pas fait pour toi, vois-tu.

Qu’en sais-tu, ma bonne ? répliqua Valderez en essayant de sourire.

Ce n’est pas difficile à voir. C’est sûr qu’il a une figure et des manières à tourner bien des cervelles, mais tu n’es pas de celles-là : il te faut quelque chose de plus sérieux. Il a beau être marquis et avoir des millions à ne savoir qu’en faire, ce n’est pas cela qui te donnera le bonheur… Et ce n’est pas cela non plus…

Elle désignait la bague qui étincelait au doigt de Valderez…

… Ce n’est pas ton genre, ma pauvre, et j’ai bien peur que vous ne vous entendiez pas tous deux !

Quel oiseau de mauvais augure tu fais là, ma pauvre Chrétienne ! Espérons que tes fâcheuses prédictions ne se réaliseront pas.

Chrétienne hocha la tête en marmottant quelques mots. Elle avait l’esprit morose, “toujours tourné du mauvais côté,” disait souvent M. de Noclare avec impatience, et le moindre événement était pour elle prétexte à prédiction sombre.

Mais, en la circonstance, Valderez n’était pas loin de penser que la vieille femme voyait juste. Elle sentait, sous les courtois dehors d’homme du monde dont ne se départait pas M. de Ghiliac, une froideur déconcertante.

Oui, il était en vérité le plus froid des fiancés. Pendant le dîner, il causa surtout avec M. de Noclare, de courses, de théâtre, de sports élégants, tous sujets chers à son futur beau-père et ignorés de sa fiancée. D’ailleurs, Valderez n’aurait pu soutenir une conversation suivie, car elle était obligée de surveiller la servante supplémentaire prise pour la circonstance. Deux ou trois fois, malgré le froncement de sourcils de son père, elle dut se lever pour suppléer elle-même à un manquement du service : mais elle le faisait avec une grâce si simple et si digne qu’elle restait, là encore, infiniment aristocratique et charmante.

M. de Ghiliac ne semblait s’apercevoir de rien. En véritable grand seigneur, qui sait s’adapter à toutes les situations, il était aussi à l’aise dans ce milieu appauvri que chez lui, entouré d’une domesticité attentive, qui le savait très exigeant pour les moindres détails du service. Et il parut goûter autant le repas très simple, mais bien préparé, que les raffinements culinaires de son chef, un artiste qu’il payait d’une véritable fortune. À un moment, ce fut Valderez qui changea son couvert. Il jeta les yeux sur la petite main si jolie de forme, mais brunie et un peu abîmée par les travaux de ménage ; puis il les reporta sur la sienne, blanche et fine, soignée comme celle de la plus coquette des femmes. Un sourire se joua pendant quelques secondes sous sa moustache, tandis qu’une expression indéfinissable traversait son regard, qui effleurait rapidement le beau visage que la chaleur de la pièce, et surtout l’émotion, empourpraient un peu.

Il se retira presque aussitôt après le dîner, pour prendre le train du soir. Auparavant, il avait été décidé que le mariage serait célébré six semaines plus tard.

Si tôt ! avait murmuré involontairement Valderez.

Elle rougit sous le regard de surprise légèrement ironique qui se posait sur elle.

Je serai fort occupé ensuite, c’est pourquoi je désirerais que notre mariage eût lieu le plus tôt possible, dit M. de Ghiliac. Cependant, si vous trouvez cette date trop rapprochée, nous la reculerons comme il vous plaira.

Mais déjà Valderez s’était ressaisie, elle songeait qu’il valait mieux, après tout, que l’événement inévitable ne traînât pas. Et la date demeura fixée comme le désirait M. de Ghiliac.

Ce singulier fiancé ne donna plus ensuite signe de vie que par l’envoi d’une quotidienne corbeille de fleurs — une véritable merveille qui faisait jeter des cris d’admiration à Mme de Noclare et à Marthe, tandis que Chrétienne hochait la tête en murmurant :

En voilà de l’argent dépensé pour rien ! Ferait-il pas mieux de venir voir sa promise, ce beau monsieur ?

Valderez, à part elle, se disait qu’elle préférait qu’il en fût ainsi. Au moins, en ces derniers jours de sa vie de jeune fille, elle pouvait réfléchir en paix, s’encourager à l’aide de la prière et des conseils du bon curé, pour l’avenir tout proche, — l’avenir angoissant qui la mettrait sous l’autorité de cet étranger qu’elle souhaitait et redoutait à la fois de mieux connaître.

La corbeille arriva. Valderez, indifférente, regarda ses parents déployer les soieries, les fourrures, les dentelles, sortir de leurs écrins les deux parures, l’une de diamants, l’autre d’émeraudes…

Tout cela est absolument sans prix ! dit Mme de Noclare d’une voix étouffée par l’admiration. Voyez ce manteau de fourrure ! Il est plus que royal. Et ce point d’Alençon !

Eh ! il peut payer tout cela à sa femme, et bien d’autres choses encore ! répliqua M. de Noclare d’un ton où la satisfaction orgueilleuse se mêlait à l’envie. Te doutes-tu seulement, Valderez, quelle fortune représente cette corbeille ?… Eh bien, tu ne regardes même pas ! En voilà une fiancée ! Qu’as-tu à rêvasser avec cet air sérieux !

Je me demande, mon père, pourquoi M. de Ghiliac m’envoie toutes ces choses, puisque je dois vivre à la campagne.

Ah ! tu t’imagines cela ? Eh bien ! je ne le crois plus maintenant, car, à mon avis, tout ceci signifie que ton fiancé, s’étant aperçu que tu porterais comme pas une ces parures, te destine une existence plus brillante que tu ne le penses.

Je ne le souhaite pas ! dit-elle avec une sorte d’effroi.

Bah ! il faudrait voir, si tu en goûtais, petite sauvage ! Tu ne te doutes pas de l’effet que tu produirais… Sapristi ! Quel goût dans tout cela ! Ah ! il s’y connaît en élégance, celui-là ! Tu seras à la bonne école pour faire ton éducation mondaine, ma fille. Et voyez donc comme il a choisi ce qui convenait le mieux au genre de beauté de sa fiancée ! Ces émeraudes font un effet incomparable dans ta chevelure, Valderez !

Il posait sur le front de sa fille le délicieux petit diadème, tandis que Marthe entourait sa sœur des plis souples d’une soierie brochée d’argent.

Oui, tu es faite pour porter de telles parures, ma chérie ! s’écria Mme de Noclare avec enthousiasme.

Silencieusement, Valderez retira le diadème et le rangea dans son écrin, elle replia la splendide étoffe et s’en alla au grenier retirer le linge du dernier blanchissage.

Combien elle eût donné joyeusement tout cela en échange d’un peu d’affection, d’une sympathie réciproque !

Un court billet à son adresse accompagnait l’envoi de la corbeille. Cette missive était un chef-d’œuvre de fine élégance, de délicate courtoisie et de froide convenance. M. de Ghiliac, il fallait le reconnaître à sa louange, ne cherchait pas à feindre des sentiments qu’il n’éprouvait pas.

Valderez se vit dans l’obligation de lui répondre. Elle avait d’ordinaire un style facile et charmant, mais cette fois, la tâche lui semblait au-dessus de ses forces. Pour ce fiancé réellement inconnu d’elle, son cœur restait muet, et son esprit fatigué se refusait à trouver quelques phrases suffisamment correctes.

Elle y gagna une atroce migraine, qui s’augmenta le lendemain d’une forte fièvre, et ce fut M. de Noclare qui dut répondre à son futur gendre en l’informant de l’indisposition de la jeune fille.

Très correct toujours, M. de Ghiliac envoya immédiatement une dépêche pour demander des nouvelles, et fit de même les jours suivants, jusqu’au moment où M. de Noclare lui télégraphia : “Valderez entièrement remise.

Aux Hauts-Sapins, la jeune fille entendait chanter sur tous les tons les louanges de son fiancé. Il est vrai que les Noclare ne pouvaient avoir à son égard qu’une très vive reconnaissance. Fort délicatement, il offrait à son futur beau-père une rente dont le chiffre inespéré transportait M. de Noclare. En même temps que la corbeille, de superbes cadeaux étaient arrivés pour Mme de Noclare et pour Marthe, accompagnés d’un mot aimable. Certes, il était généreux, il devait même l’être au plus haut degré. Mais c’était là sans doute une qualité de race, bien facilitée par une immense fortune, et qui pouvait être compatible avec une entière sécheresse de cœur.

Mon Dieu ! faites que je puisse m’attacher à lui ! priait Valderez à tout instant du jour. Faites qu’il soit pour moi un époux bon et sérieux.

Et, invariablement, elle le revoyait alors, causant avec son père de sujets frivoles, ou bien sur la terrasse, révélant à sa fiancée son indifférence paternelle. Quelle nature avait-il ? C’était encore, pour Valderez, le mystère profond et redoutable.

* * *

Le marquis de Ghiliac arriva aux Hauts-Sapins l’avant-veille du mariage religieux. Il offrit à sa fiancée une photographie de la petite Guillemette, en lui disant qu’il venait de voir l’enfant au château d’Arnelles, où il avait été jeté un coup d’œil sur les préparatifs faits pour recevoir la jeune marquise.

Je lui annoncé votre arrivée, ajouta-t-il. Je suis certain que vous allez transformer bien vite cette enfant un peu sauvage, dont les institutrices excessives ne se sont probablement pas donné la peine d’étudier la nature.

Valderez considéra longuement le visage enfantin, un peu maigre, aux grands yeux mélancoliques.

Elle ne vous ressemble pas, sauf peut-être les yeux, dit-elle en regardant M. de Ghiliac.

Non ! c’est plutôt le portait de sa mère, répliqua-t-il d’un ton bref, avec un léger froncement de sourcils.

Ils se trouvaient tous deux seuls dans le parloir. Mme de Noclare, sous prétexte d’un peu de fatigue, était remontée dans sa chambre, M. de Noclare s’éternisait dans la recherche de papiers qu’il voulait montrer à son futur gendre. Ils avaient jugé, l’un et l’autre, que ces fiancés par trop corrects et cérémonieux ne pourraient que bénéficier d’un tête-à-tête.

M. de Ghiliac, prenant les pincettes, se pencha pour redresser une bûche qui s’écroulait, tout en disant :

Vous verrez demain ma mère et ma sœur aînée, la vicomtesse de Trollens. Ma sœur Claude, à son grand regret, ne pourra pas venir d’Autriche.

Mais elle m’a écrit une lettre si charmante, accompagnant un délicieux cadeau ! Elle doit avoir une bien aimable nature ?

Oui ! elle est tout à fait bonne et gracieuse, et je suis certain qu’elle vous plaira, beaucoup plus qu’Éléonore. Celle-ci réalise un type de femme moderne qui vous semblera un peu étrange. Elle est d’ailleurs fort intelligente, elle a un nom dans la littérature comme romancier et poète. N’avez-vous rien lu d’elle ?

Si, quelques vers, je m’en souviens.

Eh bien ! vous ont-ils plu ?

Un peu d’embarras s’exprima dans les prunelles veloutées de Valderez.

Je dois vous avouer que je ne les ai pas très bien compris, dit-elle sincèrement.

Il éclata de rire — de ce rire jeune, sans ironie, qui lui était peu habituel.

Eh ! c’est précisément la perfection du genre symboliste, cela ! Vous êtes une profane, mademoiselle… et moi aussi, rassurez-vous. Nous avons à ce sujet, Éléonore et moi, de petites escarmouches, mais allez donc convaincre une femme pénétrée de sa supériorité intellectuelle, et qui voit, pour comble, son mari en extase devant ses plus nuageuses créations ! Ce pauvre Anatole est le pire des sots.

Il paraissait très gai, aujourd’hui, et beaucoup moins froid, il semblait déployer tout le charme irrésistible de son esprit pour sa modeste petite fiancée, dont il s’occupait davantage cet après-midi. De temps à autre, son regard se faisait plus doux en se posant sur elle, sa voix prenait des inflexions enveloppantes, et Valderez, à la fois éblouie et troublée, songeait qu’après tout il ne serait peut-être pas si difficile de découvrir les bons côtés de sa nature et de s’attacher à lui.

Nous n’avons pas encore parlé de voyage de noces, dit-il un peu plus tard. Préférez-vous que nous le fassions aussitôt après la cérémonie ou bien seulement après avoir passé quelques jours à Arnelles.

J’aime mieux aller faire connaissance tout de suite avec votre petite Guillemette, si vous le voulez bien, répondit-il.

Soit ! Et nous partirons ensuite, pour où vous voudrez. Quel est le pays objet de vos préférences ?

Il me semble que j’aimerais tant l’Italie !

Le voyage classique. Mais je suis moi-même un fervent de certaines parties de ce beau pays, et j’aurai grand plaisir à vous le faire connaître. Au passage, nous nous arrêterons à Menton afin que je vous présente à mes excellents parents, le duc et la duchesse de Versanges, qui y sont installés depuis un mois comme chaque année. Au retour de notre voyage, nous pourrons passer quelque temps à Cannes, où je possède une villa. Une croisière à bord de mon nouveau yacht, dont l’aménagement sera complètement terminé dans deux mois, vous sera peut-être agréable à cette époque, si vous supportez bien la mer ! Puis nous reviendrons à Paris, où je dois avoir ma séance de réception à l’Académie vers la fin d’avril.

Elle l’écoutait, surprise et perplexe. Que devenait dans tous ces projets Guillemette, dont la santé délicate exigeait, avait-il déclaré naguère, le séjour continuel de la campagne ?

Secrètement, elle s’effarait un peu de ce changement d’existence, la pauvre Valderez, qui n’avait jamais été plus loin que Besançon, et qui, dans sa parfaire ignorance d’elle-même, s’imaginait très inférieure à ce que pouvait attendre d’elle M. de Ghiliac.

Elle avait aussi un autre sujet de crainte : c’était sa future famille. La comtesse Serbeck, la seconde sœur d’Élie, le duc de Versanges, grand-oncle de M. de Ghiliac, et sa femme, lui avaient envoyé, avec leur superbe présent de mariage, un mot fort aimable. Mais celui qui accompagnait les cadeaux de Mme de Ghiliac et de sa fille aînée était banal et froid. C’étaient elles qui inquiétaient un peu Valderez. Elle les savait très mondaines, et elle avait la crainte que le choix de M. de Ghiliac ne fût pas vu d’un bon œil par elles. Cependant, elles se dérangeaient toutes deux, en plein hiver, pour venir dans ce froid Jura, en dépit de toutes les incommodités du voyage et du séjour, quelque bref que fût celui-ci. Si elles eussent été très mécontentes, les prétextes ne leur auraient pas manqué pour s’abstenir d’assister au mariage.

Quelle figure ferait-elle près de ces femmes si différentes d’elle ? Personnellement, leur opinion lui eût importé peu, mais elle avait maintenant le désir, tout nouveau, de ne pas déplaire à M. de Ghiliac.

Vous me direz ce que je dois faire, n’est-ce pas, car je suis si ignorante de tous les usages mondains ? lui demanda-t-elle le soir de son arrivée, comme il prenait congé d’elle après le dîner.

Il sourit, en rencontrant le beau regard timide.

Très volontiers, si j’en vois la nécessité. Mais vous êtes trop grande dame d’instinct pour ne pas vous adapter aussitôt à toutes les circonstances.

Elle rougit légèrement. C’était le premier compliment qu’il lui adressait. Et le regard qui l’accompagnait mit un émoi inconnu au cœur de Valderez.



À suivre...



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