Chapitre VII

Chapitre VII

« C‘est un homme bien stupéfait et bien perplexe qui vous écrit, ma chère Gilberte. Je n’avais pas idée, en acceptant d’être l’un des témoins de votre filleule, de la surprise que me réservait cet Élie que vous avez eu raison de qualifier d’extraordinaire. Comment, voilà un homme qui me déclare ne pas vouloir, surtout, d’une jolie femme, et qui…

« Mais laissez-moi vous raconter tout par le menu. Nous arrivons donc aux Hauts-Sapins, cet après-midi, en traîneau, Mme de Ghiliac, Éléonore, Anatole de Trollens, le prince Sterkine et moi. M. de Noclare nous reçoit. Il a l’air transfiguré, vous ne le reconnaîtriez plus, et n’a d’yeux que pour son futur gendre. Nous entrons dans le salon. Élie présente à ses parents Mme de Noclare et sa fiancée. Ici, coup de théâtre. Nous avons devant les yeux la plus idéale beauté qu’il m’ait été donné de voir. Sapristi ! ce qu’elle a changé, cette petite ! Et une aisance de grande dame, bien qu’elle fût visiblement intimidée. Vous voyez d’ici la stupéfaction ! Et vous devinez aussi les impressions de cette pauvre Hermine, dont la beauté, si bien conservée pourtant, ne peut pas lutter avec celle-là. Malgré toute sa science de femme du monde, elle n’a pu réussir à les dissimuler complètement, et le prince Sterkine m’a fort bien dit un peu plus tard :

« Heureusement que Mme de Ghiliac n’a pas d’influence sur son fils, qui a toujours été le maître chez lui, et que cette délicieuse jeune marquise sera très aimée de son mari, car autrement je la plaindrais !

« Très aimée ? Oui, cela devrait être. Mais la vérité m’oblige à dire qu’Élie n’a pas l’air d’un homme très épris. Et — chose plus étrange encore — la petite Valderez ne paraît pas non plus très fortement touchée par l’amour.

« Certainement ils se connaissent bien peu ! Mais nous sommes habitués à voir Élie inspirer des passions sur la vue d’une simple photographie de lui. Dès lors, il me semble que cette petite fille aurait dû être éblouie et captivée dès le premier instant. Il est vrai qu’il paraît assez froid à son égard… Je me demande toujours, Gilberte, si nous avons bien fait de prêter les mains à ce mariage. Sa physionomie m’a semblé cet après-midi plus inquiétante que jamais. Je le regardais, pendant qu’il faisait la présentation de sa fiancée, et je voyais dans ses yeux cette expression d’amusement railleur, sur ses lèvres ce demi-sourire d’ironie énigmatique que je n’aime pas chez lui. Évidemment, ce dilettante se complaisait à voir les expressions différentes, mais toutes marquées au coin de la plus profonde surprise, que laissaient voir les physionomies de ses parents et de son ami, — la mienne aussi, probablement. Il n’ignore pas que sa mère va être follement jalouse de cette jeune femme, que sa sœur le sera aussi. Est-ce une satisfaction pour lui ?

« Et va-t-il vraiment la confiner à Arnelles ? Le prince Sterkine, comme nous nous organisions pour monter en traîneau afin de nous rendre à la mairie, chuchota à l’oreille d’Élie en passant près de lui :

« Dis donc, mon très cher, quelle surprise ! Cachottier, va ! Voilà une jeune marquise de Ghiliac qui va faire sensation dans les salons de Paris.

« Détrompe-toi, ma femme n’est pas destinée à mener cette stupide existence mondaine, répliqua Élie de ce ton bref qui indique qu’on lui fait une observation oiseuse.

« Cet excellent Sterkine en est resté un instant un peu abasourdi. Il est certain qu’avec Élie, on ne sait jamais trop où l’on en est. C’est l’être le plus déconcertant que je connaisse.

« Votre filleule est une enfant délicieuse, ma chère Gilberte, au moral comme au physique. Non, le mot enfant ne convient pas ici ; c’est la jeune fille, la vraie jeune fille, qui a gardé toute sa candeur, toute sa délicatesse d’âme. Élie saura-t-il apprécier le trésor qu’il va posséder ? Ce blasé, cet insensible se laissera-t-il toucher par cette grâce pure, par cette fraîcheur d’âme, par ce cœur que je devine très aimant, très sensible, et qu’il pourra faire si facilement souffrir ? Le cerveau, chez lui, n’a-t-il pas étouffé complètement le cœur ?

« Je vous avoue, mon amie, que je ne me défendrai pas d’un peu d’appréhension en les voyant demain échanger leurs promesses ! Si la chose était à refaire… eh bien ! je crois que cette fois je ne lui parlerais pas de Valderez !

« Maintenant, quelques détails sur la manière dont nous nous installons, pour ces vingt-quatre heures. Je suis logé aux Hauts-Sapins, Mme de Ghiliac et Éléonore iront coucher au château de Virettes, tout proche, que ses propriétaires ont mis à la disposition des Noclare. De même, Élie et le prince Sterkine.

« On a, pour la circonstance, arrangé rapidement, le mieux possible, les principales pièces des Hauts-Sapins, — aux frais d’Élie naturellement. Noclare ne m’a pas caché qu’il était à la veille d’une ruine complète quand est venue la demande du marquis de Ghiliac. C’était le salut pour eux, — et je soupçonne Valderez de s’être sacrifiée, tout simplement.

« Se sacrifier en épousant Élie ! Voilà un mot qui sonnerait étrangement aux oreilles de bien des femmes, qu’en dites-vous, ma chère amie ? — et en particulier à celles de Roberte de Brayles. Mais Valderez est d’une autre trempe. Si Élie ne l’aime pas sincèrement et sérieusement, elle souffrira, car je ne la crois pas femme à se contenter d’attentions passagères, de caprices de son seigneur et maître, — et elle sera sans doute incapable aussi de l’adorer aveuglément, dans ses défauts comme dans ses qualités, ainsi que d’autres feraient certainement.

« Vous le voyez, j’en reviens toujours à mes craintes. Je vais tâcher de causer seul quelques instants avec Élie, afin d’essayer de surprendre sa pensée véritable. Ce sera difficile, — pour ne pas dire impossible.

« Voici l’heure du dîner qui approche, il est temps que je vous quitte, ma chère Gilberte. La belle fiancée m’a chargé de tous ses souvenirs affectueux pour vous, Mme de Noclare aussi. Cette dernière, un peu surexcitée en ce moment, m’a paru moins languissante. C’est curieux, ce mariage ne semble lui inspirer aucune anxiété ! Comme son mari, elle est complètement éblouie par Élie. Quel effrayant charmeur que cet homme-là ! Moi-même, quand je ne réfléchis pas, je suis comme les autres, parbleu ! Mais c’est égal, je ne lui donnerais pas ma fille avec autant de sérénité.

« Marthe est une fort gentille fillette, Roland, une jeune garçon charmant et bien élevé, il a le regard pur et profond de sa sœur aînée. Noclare m’a confié qu’il voulait être prêtre, mais qu’il ne le lui permettrait jamais. Il serait plus aise probablement qu’il devînt un inutile et une ruine morale comme lui ?

« Allons, je finis, Gilberte. Après-demain, vous me reverrez et je vous conterai tout en détail, y compris les amertumes de Mme de Ghiliac, qui, entre parenthèses, devait avoir des soupçons quant au choix d’Élie, malgré la façon dont celui-ci nous a déclaré, à son retour des Hauts-Sapins : “Mlle de Noclare réalise tous mes souhaits et sera une mère parfaite pour Guillemette.” Il fallait qu’elle eût une furieuse envie de connaître cette future belle-fille, pour venir à cette époque, dans ce pays, et se priver pendant vingt-quatre heures seulement de tout son luxueux confortable habituel ! »

* * *

La soirée s’achevait. Le grand salon des Hauts-Sapins, meublé hâtivement, mais avec goût, orné de touffes de houx et de gui, présentait ce soir un aspect inaccoutumé. Depuis bien longtemps, il n’avait vu réunion semblable, le pauvre vieux salon, et il devait être tout aussi étonné que la jeune fiancée qui se trouvait, pour la première fois, en contact avec quelques-unes des personnalités les plus marquantes du milieu où elle allait vivre.

Valderez était vêtue ce soir d’une robe d’étoffe légère faite par une excellente couturière de Besançon et dont la nuance de coque d’amande pâle seyait incomparablement à son teint admirable. Près de la toilette d’une élégance très sûre que portait Mme de Ghiliac, près de celle, plus excentrique, de Mme de Trollens, — toutes deux sortant de maisons célèbres, — celle de Valderez, simple pourtant, n’était pas éclipsée.

La jeune fille parlait peu. La belle marquise de Ghiliac, brune imposante au regard froid, l’intimidait beaucoup, Mme de Trollens, jeune femme d’allure décidée, très poseuse, lui déplaisait, comme l’avait déjà prédit M. de Ghiliac. Le vicomte de Trollens était quelconque. Seule la physionomie franche et douce du prince Sterkine lui était sympathique — sans parler, naturellement, de M. d’Essil, qu’elle connaissait et appréciait depuis longtemps.

Pendant la cérémonie du mariage civil, et pendant le dîner, elle avait fort bien eu conscience d’être de la part de tous l’objet d’un examen discret et incessant. Secrètement gênée par cette attention, elle réussit cependant à conserver son aisance habituelle, faite de simplicité charmante, avec une nuance de réserve à la fois timide et fière qui communiquait à sa beauté un caractère particulier.

M. de Ghiliac s’était montré éblouissant ce soir. Sa conversation avait littéralement ensorcelé les quelques amis des Noclare conviés au dîner, et le bon curé lui-même. Valderez l’écoutait avec un mélange de plaisir et d’effroi. Cet être étrange émettait des aperçus très profonds, des théories morales irréprochables ; puis, tout à coup, un étincelant sarcasme jaillissait de ses lèvres, l’ironie s’allumait de nouveau dans ses yeux superbes, s’exprimait dans sa voix aux inflexions captivantes. Et la pauvre jeune fiancée, toute désemparée, ne savait plus que croire et qu’espérer. Ils n’avaient pas eu, aujourd’hui, un seul instant de tête-à-tête. M. de Ghiliac ne paraissait à personne très empressé près de sa fiancée. Celle-ci retrouvait chez lui la froideur qui semblait avoir subi une éclipse, hier. Et son cœur se serrait de nouveau.

Vers onze heures, les hôtes des Hauts-Sapins se levèrent pour gagner leurs logis respectifs. Valderez, s’écartant un instant, alla redresser les tisons qui s’effondraient en projetant des étincelles. Elle eut un léger tressaillement en voyant tout à coup près d’elle M. de Ghiliac.

Laissez-moi faire cela. Avec cette robe légère, c’est une imprudence.

En trois coups de pincettes, il écarta les tisons. Puis il se tourna vers la jeune fille :

Voyons, que je vous complimente sur votre toilette, qui est charmante et vous rendrait plus jolie encore, si la chose était possible. Mais vous paraissez fatiguée, ce soir, vous n’avez presque rien mangé. Il faut aller bien vite vous reposer, ma chère Valderez.

Il parlait à mi-voix, d’un ton où passait une chaleur inaccoutumée. Elle leva sur lui ses grands yeux lumineux, qui reflétaient une timide émotion. Les cils bruns d’Élie palpitèrent un peu, quelque chose de très doux transforma son regard. Il se pencha, prit la main de Valderez et la baisa avec cette élégance inimitable qui le faisait appeler “le dernier des talons rouges”. Mais ce baiser, cette fois, était plus prolongé que de coutume. Et quand Élie se redressa, Valderez, toute rose d’un émoi un peu effarouché, vit une expression inconnue dans les yeux sombres qui s’attachaient de nouveau sur elle.

Ce soir-là, quand elle se trouva seule dans sa chambre, elle sentit, sous l’appréhension de ce lendemain si proche, percer comme un bonheur imprécis, comme une aube d’espérance qui faisait battre son cœur.



À suivre...



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