Chapitre XVI

Chapitre XVI

Vers la fin d’août, les châtelains d’Arnelles virent apparaître l’avant-garde de leurs hôtes en la personne du duc et de la duchesse de Versanges, grand-oncle et grand-tante d’Élie. C’étaient d’aimables et charmantes vieilles gens, que le grand chagrin de leur vie — la mort d’un fils unique tué au cours d’une exploration en Afrique — n’avait pas rendu misanthropes, ni aigris contre les autres plus heureux. Élie, leur plus proche parent, l’héritier du vieux titre ducal, était de leur part l’objet d’une affection enthousiaste. Ce n’était pas à eux qu’il eût fallu parler d’absence de cœur chez lui, qu’ils prétendaient très bon et très délicat, toujours prêt à leur témoigner un dévouement discret. Ceux qui les entendaient ne protestaient généralement pas, par respect, mais songeaient : “Ce bon duc, cette excellente duchesse, dans leur admiration aveugle pour leur petit-neveu, lui prêtent leurs propres qualités, dont il est certainement si loin.

Absents de Paris les deux mois où Valderez y avait séjourné, ils ne connaissaient pas encore leur nouvelle nièce. Dès le premier abord, elle les conquit complètement. Et tandis que Mme de Versanges causait avec Valderez, son mari glissa à l’oreille d’Élie :

On s’étonne, parmi tes connaissances, que tu t’enterres si longtemps à la campagne. Mais quand on connaîtra cette merveille, on te comprendra, mon cher ami !

M. de Ghiliac sourit en répliquant :

Mon oncle, ne faites surtout pas de compliments à Valderez ! Je vous préviens qu’elle les reçoit sans aucun plaisir.

Aussi modeste que belle alors ? C’est parfait, et tu es un heureux mortel. Mais voilà une nièce que nous allons joliment gâter, je t’en avertis, Élie !

Faites, mon oncle, ce n’est pas moi qui m’y opposerai.

Non, j’imagine même que tu n’es pas le dernier à le faire de ton côté, riposta en riant le duc.

Mme de Versanges s’avançait à ce moment, tenant la main de Valderez. Elle dit gaiement :

Mon cher enfant, je suis au regret de n’avoir pas connu plus tôt la délicieuse nièce que vous nous avez donnée là. J’aurai bien de la peine à vous pardonner de nous l’avoir cachée si longtemps. Mais je m’en vengerai en vous aimant doublement, ma belle Valderez.

Et l’aimable femme baisa le front de la jeune marquise, un peu rougissante, mais émue et charmée de cette sympathie sincère.

Ah ! si j’avais une fille comme vous ! Si j’étais à la place d’Hermine ! Hélas ! notre foyer est vide depuis longtemps !

Une douloureuse émotion brisa la voix de Mme de Versanges.

Valderez se pencha vers elle, son regard compatissant et respectueusement tendre se posa sur le fin visage de la vieille dame, encadré de bandeaux argentés :

Ma tante, voulez-vous me permettre de vous aimer, de vous témoigner, autant qu’il sera en mon pouvoir, mon affection, bien impuissante, hélas ! auprès de celle que vous avez perdue ?

Non, pas impuissante, ma chère enfant, car elle réchauffera nos pauvres cœurs, et sera un rayon de bonheur sur la fin de notre existence ! interrompit vivement Mme de Versanges en embrassant la jeune femme.

Le duc se mordait la moustache pour cacher son émotion, tandis que M. de Ghiliac, les yeux un peu baissés, caressait d’un geste machinal la chevelure de Guillemette, debout près de lui.

Du bonheur, je crois que vous en donnez à tous ceux qui vous entourent, ma mignonne, continua la duchesse. Voilà une petite fille absolument méconnaissable, n’est-ce pas, Bernard ?

C’est en effet le mot. Il y a maintenant de la vie, de la gaieté dans ces yeux-là — tes yeux, Élie. C’est, avec ces belles boucles brunes, tout ce qu’elle a de toi, car la coupe du visage est tout à fait celle des Mothécourt.

Un pli léger se forma pendant quelques secondes sur le front du marquis. Entre ses dents, il murmura :

Qu’elle ne soit pas une poupée frivole comme sa mère, au moins, si elle doit lui ressembler de visage !

La marquise douairière apparut cette année-là à Arnelles plus tôt que de coutume. Une sorte de hâte fébrile la possédait de voir face à face celle qu’elle appelait en secret “l’ennemie”, de se rendre compte de la place que Valderez occupait chez son fils. Elle avait vu avec une irritation d’autant plus forte qu’elle se trouvait obligée de la contenir, Élie, dédaignant tous les plaisirs mondains, s’installer à Arnelles, près de cette jeune femme qu’il avait feint de délaisser d’abord. Si aveuglée qu’elle fût par la jalousie, il lui était impossible de ne pas admettre que l’orgueil, à défaut du cœur, inclinât son fils vers cette admirable créature, digne de flatter l’amour-propre masculin le plus exigeant. Et elle savait aussi d’avance que la belle douairière ne serait plus maintenant que bien peu de chose, près de cette jeune femme vers qui iraient tous les hommages, toutes les admirations des hôtes du marquis de Ghiliac.

Pendant quelque temps, en le voyant si peu préoccupé de sa femme, menant seul comme auparavant son existence mondaine, elle avait fortement espéré que Valderez séjournerait aux Hauts-Sapins, avec Guillemette, pendant la durée de la saison des chasses à Arnelles. Un jour, peu de temps après le retour d’Élie de sa croisière, elle lui en parla incidemment. Il la regarda d’un air étonné, un peu sardonique, en ripostant :

À quoi songez-vous, ma mère ? Si Valderez avait le désir d’aller passer quelque temps dans le Jura, ce n’est pas ce moment-là qu’elle choisirait, car, naturellement, il est indispensable que ma femme se trouve là pour faire les honneurs de notre demeure.

Quelque temps après, le départ et l’installation à Arnelles de M. de Ghiliac venaient montrer à sa mère que son influence conjugale était peut-être beaucoup plus apparente que réelle.

Et quand, en arrivant à Arnelles, elle vit Valderez dans tout l’épanouissement d’une beauté qui s’était augmentée encore, quand elle remarqua la grâce incomparable avec laquelle elle portait ses toilettes, signées d’un des grands maîtres de la couture, tous les démons de la jalousie s’agitèrent en elle. M. d’Essil l’avait dit un jour à sa femme : Mme de Ghiliac ne pouvait pardonner à une bru des torts de ce genre.

Valderez voyait arriver sa belle-mère avec une répugnance secrète. À mesure que lui venait plus d’expérience, elle comprenait mieux la faute commise par Mme de Ghiliac en lui révélant tous ces détails de la nature d’Élie, et surtout en assurant aussi fermement à une pauvre enfant ignorante et pleine de bonne volonté que son mari ne l’aimerait jamais. Mais telle était la droiture de sa propre nature qu’elle ne songeait pas encore à l’accuser de perfidie, d’autant moins que Mme de Ghiliac, en lui parlant ainsi, avait paru absolument sincère — et que, hélas ! l’attitude d’Élie était venue si vite corroborer ses dires ! Mais cependant Valderez ressentait d’instinct envers sa belle-mère un éloignement, une crainte imprécise, en même temps que l’inquiétude qu’elle ne fût mécontente de se voir supplantée comme maîtresse de maison.

Mais Mme de Ghiliac connaissait trop bien la nature entière et absolue de son fils pour oser émettre à ce sujet la plus légère récrimination. Elle devait ronger son frein, et assister au triomphal succès de la jeune châtelaine près des hôtes d’Arnelles.

* * *

C’était toujours un privilège envié d’être invité chez le marquis de Ghiliac. Mais, cette année, l’attrait habituel s’augmentait encore par la perspective de connaître enfin cette seconde femme sur laquelle ne tarissaient pas d’éloges ceux qui l’avaient aperçue. Puis, ne serait-il pas d’un passionnant intérêt de voir l’attitude de M. de Ghiliac envers cette jeune femme, de savoir si vraiment il était, cette fois, amoureux ? Et quelle chose alléchante, pour les jalousies féminines, d’avoir à surveiller tous les faits et gestes de la nouvelle châtelaine, de songer aux impairs, aux imprudences que cette provinciale inexpérimentée allait certainement commettre, dans ce milieu qui lui était inconnu, et qui cachait tant d’embûches !

Celles qui escomptaient ce plaisir furent bien vite déçues. Le tact inné de Valderez, son intelligence, sa réserve un peu fière sous l’apparence la plus gracieuse lui permettaient de se trouver d’emblée au niveau de ce rôle de maîtresse de maison tel qu’il devait être à Arnelles. Et, de plus, elle avait en Élie un guide sûr qui la conduisait d’une main discrète au travers du maquis de petites intrigues, de jalousies, de fourberies aimables et d’amoralité souriante dont il avait percé tous les secrets. Elle se sentait entourée par lui d’une sollicitude constante, qui lui semblait douce et rassurante dans ce milieu où son âme si profondément chrétienne, si sérieuse et délicate ne se sentait pas à l’aise.

Personne ne songeait à contester l’aisance parfaite de la jeune châtelaine ni la grâce inimitable avec laquelle elle recevait ses hôtes. Le mariage de raison annoncé par la marquise douairière, rendu plausible par la façon d’agir de M. de Ghiliac au début de son union, paraissait maintenant à tous difficile à admettre, devant le charme irrésistible de cette jeune femme. D’ailleurs, bien des changements chez lui, bien des nuances saisies par les curiosités avides, étaient venus faire penser à tous que, cette fois, l’insensible était touché. L’affectueux intérêt qu’il témoignait à sa fille, le soin qu’il prenait d’éloigner de sa femme tout ce qui pouvait la froisser dans ses idées, la place qu’il lui donnait dans sa vie d’écrivain, surtout, auraient suffi à démontrer l’influence qui s’exerçait sur lui.

Et elle ? Naturellement, elle ne pouvait faire autrement que de l’adorer. Mais elle n’imitait pas la première femme qui laissait voir si bien ses sentiments, et ne savait pas cacher sa jalousie. Cela devait évidemment plaire à M. de Ghiliac, ennemi des manifestations extérieures.

Valderez se rendait fort bien compte de la curiosité dont elle était l’objet, elle avait l’intuition des jalousies ardentes qui s’agitaient autour d’elle. Mais elle continuait à remplir son devoir avec la même grâce simple, en se dégageant de la crainte que lui inspirait, au début, ce monde frivole qu’elle apprenait vite à connaître. Une messe entendue à une heure matinale venait lui donner pour toute la journée la force morale nécessaire dans cette ambiance de futilités et d’intrigues. Elle pouvait alors passer, toujours gracieuse et bonne, mais intérieurement détachée, au milieu du tourbillon qui emportait les hôtes d’Arnelles de distractions en distractions, de fêtes en fêtes.

Mais elle songeait avec perplexité qu’il fallait qu’Élie fût réellement bien frivole, pour se complaire dans une existence de ce genre. Il est vrai qu’il ne semblait pas, pour le moment, y trouver un plaisir excessif, et, très volontiers, laissait à d’autres le soin d’organiser les amusements, auxquels il prenait, cette année, une part aussi restreinte que le lui permettaient ses devoirs de maître de maison. De son côté, Valderez se reposait de ce soin sur sa belle-mère et sur Mme de Trollens, ces mondaines infatigables qui déployaient des trésors d’imagination lorsqu’il s’agissait de leurs plaisirs. Elle pouvait ainsi, presque chaque matin, trouver une heure pour aller travailler près d’Élie, qui continuait à revoir les mémoires de ses ancêtres. C’était généralement à ce moment-là qu’il lui donnait ses conseils et qu’elle lui demandait son avis sur tout ce qui l’embarrassait dans sa nouvelle tâche.

Elle trouvait aussi une aide, et une amie véritable, en la personne de la comtesse Serbeck, la plus jeune sœur de M. de Ghiliac. Mariée très jeune à un grand seigneur autrichien, Claude de Ghiliac avait trouvé en son mari un cœur noble et sérieux, très chrétien, qui avait su diriger vers le bien cette nature bonne et droite, mais que commençait à gâter une éducation frivole et fausse. Dès le premier instant, Valderez et elle avaient sympathisé. Claude, de nature enthousiaste, chantait les louanges de sa jeune belle-sœur en même temps que celles de son frère, dans l’admiration duquel elle avait été élevée par sa mère, pour qui Élie seul comptait au monde. Ayant perdu depuis son mariage ses goûts mondains, elle se plaisait surtout à s’occuper de sa petite famille, et souvent Valderez et elle, laissant Mme de Ghiliac et sa fille aînée diriger les papotages de salon, s’en allaient vers les enfants, fréquemment rejointes par la duchesse de Versanges qui aimait fort ses arrière-petits-neveux, mais surtout Guillemette, depuis que Valderez avait transformé l’enfant morose et un peu sauvage en une petite créature affectueuse, pleine d’entrain et de spontanéité.

Votre fille est admirablement bien élevée, mon cher ami, déclara-t-elle un jour à M. de Ghiliac. Il serait à souhaiter que toutes les mères prissent exemple sur Valderez pour le parfait mélange de fermeté et de douceur qu’elle sait déployer à l’égard de cette enfant.

C’était un après-midi orageux. Un certain nombre des hôtes d’Arnelles étaient partis malgré tout en promenade. Mais la plupart, moins intrépides, se répandaient dans la salle de billard, dans le salon de musique, ou s’asseyaient autour des tables de bridge. La marquise douairière, entourée d’un petit cercle, causait dans le jardin d’hiver où allait être servi le thé. On discutait sur les meilleurs procédés d’éducation. Élie se promenait de long en large, en s’entretenant avec M. d’Essil arrivé depuis quelque temps. Il s’arrêta devant Mme de Versanges et répliqua d’un ton sérieux :

Je suis absolument de votre avis, ma tante. Valderez est, en effet, l’éducatrice idéale.

Mais ne pensez-vous pas que cette éducation serait peut-être moins ferme, moins parfaite s’il s’agissait, au lieu d’une belle-fille, de ses propres enfants ?

C’était Mme de Brayles qui prononçait ces mots de sa voix un peu chantante. Arrivée depuis trois semaines à la Reynie, elle ne manquait pas la plus petite réunion à Arnelles, où la marquise douairière, qui n’avait jamais montré auparavant grande sympathie pour elle, paraissait l’attirer volontiers cette année.

Non, j’en suis certain. La fermeté est un devoir, — et pour ma femme, le devoir est la grande loi à laquelle elle ne se soustraira jamais.

C’est magnifique !… mais bien austère ! murmura une jeune femme dont les mines langoureuses, destinées à attirer l’attention de M. de Ghiliac, amusaient fort la galerie depuis quelques jours.

Austère ? Oui, pour ceux qui ne voient dans la vie que le plaisir, que la jouissance. Mais, autrement, c’est lui qui nous donne encore le plus de bonheur, croyez-m’en, princesse !

La blonde princesse Ghelka rougit légèrement sous le regard de froide ironie qui se posait sur elle. La marquise douairière, dont le front s’était légèrement plissé depuis qu’il était question de sa bru, intervint de cette voix brève qui indiquait chez elle une irritation secrète.

Vous devenez d’un sérieux invraisemblable, Élie. Je me demande si vous n’allez pas finir par vous enfermer dans quelque Thébaïde.

Il eut un sourire légèrement railleur.

Ce serait peut-être une sage résolution. Mais non, il n’en est pas question pour le moment. Paris me reverra encore, — plus ou moins longtemps, cela dépendra de ma femme, qui s’y plaira peut-être moins qu’ailleurs. C’est elle qui décidera de nos séjours ici ou là. Quant à moi, peu m’importe, je me trouverai bien partout.

Un instant, dans le jardin d’hiver, un silence de stupéfaction passa. Une telle déclaration, de la part de cet homme si fier de son autorité, révélait à tous la place que tenait Valderez dans sa vie.

La lueur amusée qui se discernait dans le regard du marquis montrait qu’il avait tout à fait conscience de l’effet produit par ses paroles. M. d’Essil glissa un coup d’œil discret vers Mme de Ghiliac. Quelque chose avait frémi sur ce beau visage. La déclaration d’Élie venait sans doute confirmer toutes ses craintes.

Le regard de M. d’Essil, qui se dirigeait curieusement vers Roberte, vit un éclair de haine s’allumer dans les yeux bleus. Au bout de l’enfilade des salons s’avançaient Valderez et la comtesse Serbeck, que suivaient Guillemette, les aînés de Claude, Otto et Hermine, et les deux enfants de Mme de Trollens.

Que viennent donc faire ici ces enfants ? demanda Mme de Ghiliac d’un ton sec, quand les jeunes femmes pénétrèrent dans le jardin d’hiver.

Ce fut Valderez qui répondit :

En raison d’une sagesse exemplaire depuis quelques jours, je leur avais promis pour aujourd’hui une tasse de chocolat, la gourmandise par excellence pour tous, et qui, paraît-il, leur semble bien meilleure prise l’après-midi, avec les grandes personnes. C’est là une récompense tout à fait exceptionnelle. Mais si cela vous dérange, ma mère…

M. de Ghiliac, qui s’était avancé de quelques pas, interrompit vivement :

C’est très bien ainsi, au contraire. Nous ne pouvons qu’être heureux de recevoir et de gâter un peu des enfants bien sages… qu’en dis-tu, Guillemette ?

Il enlevait entre ses bras la pette fille, et mit un baiser sur la joue rose qui s’approchait câlinement de ses lèvres.

Valderez se pencha un peu pour rattraper le nœud qui retenait les boucles de Guillemette. Celle-ci, d’un mouvement imprévu, lui jeta ses bras autour du cou. Pendant quelques instants, les cheveux brun doré de Valderez, les boucles brunes d’Élie se mêlèrent au-dessus de la tête de l’enfant, leurs fronts se rapprochèrent. Le regard d’Élie, caressant et tendre, glissa de sa fille à sa femme qui, inconsciente du délicieux tableau familier formé par eux trois, renouait tranquillement le ruban rose.

Vous êtes vraiment d’une fantaisie déconcertante, Élie, dit la voix pointue de Mme de Trollens.

À quel propos me dites-vous cela ? interrogea-t-il avec calme, tout en posant l’enfant à terre.

Mais à propos de votre subite tendresse paternelle ! Ce n’est guère dans votre nature, il me semble ?

Il laissa échapper un rire moqueur.

Merci bien du compliment ! Vous avez une bonne opinion de votre frère, Éléonore ! Ainsi, vous me jugez incapable de remplir mes devoirs paternels, et vous croyez que j’agis ainsi sous l’empire d’une simple fantaisie ?

Mais… vous nous y avez un peu habitués, mon cher !

M. de Ghiliac, s’avançant vers la table à thé autour de laquelle commençait à évoluer Valderez, prit place sur un fauteuil vacant, et, s’y enfonçant d’un mouvement nonchalant, dit avec une froideur railleuse :

Expliquez-vous, je vous prie.

Quand il prenait ce ton et cette attitude, quand il tenait ainsi sous l’étincelle cruellement moqueuse de son regard ses interlocuteurs, ceux-ci perdaient pied généralement, bredouillaient et s’effondraient piteusement. Mme de Trollens, malgré tout son aplomb, n’échappait pas à la règle, et plus d’une fois son frère, impatienté de ses prétentions ou de ses petites méchancetés sournoises, lui avait impitoyablement infligé cette humiliation.

Vous l’avez dit un jour vous-même… Vous avez déclaré que tout, chez vous, était soumis au caprice du moment… balbutia-t-elle.

Vraiment ? Il est bien possible que cette déclaration ait été faite par moi. Je suis, en effet, le plus capricieux des hommes… sauf lorsqu’il s’agit de mes affections.

J’en ai en tout cas fait l’expérience pour l’amitié ! s’écria gaiement le prince Sterkine. Voilà près de vingt ans que la nôtre dure, et, loin de s’affaiblir, elle se fortifie chaque jour.

Certainement… Mais ma sœur te dira, mon bon Michel, que tout l’honneur t’en revient, car depuis que, garçonnets de dix ans tous deux, nous nous sommes liés intimement autrefois à Cannes, tu as eu l’héroïsme de supporter les sautes fantasques, l’égoïsme, la volonté autoritaire de ton ami, que tu aimais quand même, — et qui ne t’aimait pas, lui, paraît-il, puisqu’on le juge incapable d’un sentiment de ce genre.

Il riait, et autour de lui on lui fit écho, non sans jeter des coups d’œil malicieux vers Mme de Trollens, que le ton mordant de son frère réduisait au silence.

Elle n’en aurait peut-être pas eu fini si vite avec la verve railleuse d’Élie, sans l’apparition des autres hôtes d’Arnelles que ramenait l’heure du thé. Bientôt, les conversations et les rires remplirent le jardin d’hiver. Valderez servait le thé, aidée par Claude et une jeune cousine de M. de Ghiliac, Madeleine de Vérans, tout récemment fiancée au prince Sterkine. Guillemette, avisant un tabouret, s’était assise près de son père. Celui-ci jouait avec les longues boucles de l’enfant tout en répondant d’un air distrait à Mme de Brayles, qui avait réussi, par de savantes manœuvres, à trouver un siège près de lui. Roberte, sans en avoir l’air, suivait la direction de son regard, et elle le voyait sans cesse comme invinciblement attiré vers la jeune châtelaine, qui allait et venait à travers les groupes.

Prenez-vous du café glacé, Élie ?

Valderez s’approchait de son mari, un plateau à la main.

Mais oui ! N’importe quoi !… Ce que vous voudrez.

Il était visible qu’il répondait machinalement, beaucoup plus occupé de sa femme que de ce qu’elle lui offrait.

Mme de Brayles eut un petit rire bref, qui sonna faux.

Mais c’est délicieux, un mari aussi accommodant ! Vous lui offririez, madame, le plus amer breuvage, qu’il l’accepterait sans hésiter.

Certainement, parce que je serai persuadé que ma femme ne me le donnerait que pour mon bien ! riposta-t-il avec un léger sourire de moquerie.

Puis, baissant la voix, et la physionomie devenue tout à coup sérieuse, il demanda :

Vous semblez fatiguée, Valderez ?

Oh ! ce n’est rien, une simple névralgie !

Prenez donc tout de suite quelque chose pour la faire passer. Cette température orageuse ne peut que l’augmenter encore.

Oui, je vais monter tout à l’heure.

Allez donc maintenant. Je vois fort bien que vous luttez contre une souffrance très forte. Claude et Madeleine sont là pour finir de veiller à ce que nos hôtes soient servis.

Et vous détestez voir une personne souffrante, ajoutez-le, Élie, dit Mme de Brayles dont les lèvres pâlissantes se serraient nerveusement. La bonne santé est, à vos yeux, indispensable.

Il riposta d’un ton sec et hautain :

Pardon ! ne vous méprenez pas ! Je trouve insupportables les femmes sans cesse préoccupées de leurs malaises imaginaires, et en occupant constamment leur mari. Mais je sais comprendre une souffrance réelle, y compatir et faire en sorte de la soulager. Soyez sans crainte, je ne suis pas un monstre, comme vous semblez le croire charitablement, Roberte.

Il laissa échapper un petit rire railleur et se leva pour répondre à un appel de sa mère, qui lui demandait de jouer une récente composition musicale d’un jeune Roumain protégé par lui.

Valderez s’était rapprochée de la table à thé et informait à mi-voix Madeleine de Vérans de l’absence momentanée qu’elle allait faire. Comme elle se détournait pour quitter le jardin d’hiver, elle se trouva en face de Mme de Brayles.

Allez vite vous soigner, chère madame, dit la voix chantante de la jeune veuve. Quoi qu’en dise M. de Ghiliac, il trouve insupportables les femmes souffrantes. La mère de Guillemette en a su quelque chose ! Sujette à de trop fréquents malaises, elle voyait son mari prendre alors le train pour Vienne ou Petersburg, à moins qu’il ne s’en allât vers les Indes ou le Groenland. C’était une façon charmante d’aider à l’amélioration de cette pauvre petite santé, étant donné surtout qu’elle ne vivait plus hors de sa présence ! Ah ! les hommes ! les hommes !

Les beaux sourcils dorés de Valderez se rapprochèrent, sa voix prit un accent très froid pour répliquer :

Il est bien difficile, madame, de savoir quelle est, dans un ménage, la part de responsabilité de l’un et de l’autre. Mieux vaut ne pas juger — et ne pas en parler inconsidérément.

Elle inclina légèrement la tête et sortit du jardin d’hiver ; laissant Mme de Brayles un peu abasourdie par la fière aisance de cette réponse, qui était une leçon donnée sans ambages, comme se le répétait rageusement Roberte.

Valderez monta à sa chambre, prit un cachet d’aspirine et redescendit aussitôt. Mais, au lieu de regagner les salons, elle s’arrêta dans le salon blanc. Cette pièce lui était entièrement réservée, c’est là qu’elle venait travailler lorsqu’elle trouvait un moment de loisir. Elle était constamment garnie des fleurs les plus belles provenant des serres et des jardins d’Arnelles, choisies chaque jour avec un soin minutieux par le jardinier-chef, sur les ordres de M. de Ghiliac.

Valderez s’approcha d’une porte-fenêtre qu’elle ouvrit. L’air devenait presque irrespirable. De lourdes nuées noires tenaient des masses d’eau suspendues au-dessus de la terre et assombrissaient lugubrement les eaux du lac. Aucun souffle de vent n’agitait les feuillages, une immobilité pesante régnait dans l’atmosphère.

Du salon de musique, les sons du piano arrivaient à l’oreille de Valderez. Elle eût reconnu entre mille ce jeu souple et ferme, si profondément expressif, qu’elle avait écouté souvent avec un secret ravissement.

Quand vous jouez, papa, maman écoute si bien qu’elle ne m’entend pas entrer, avait dit un jour Guillemette.

Et elle l’écoutait encore en ce moment, un peu frémissante, cherchant à saisir, sous les phrases musicales exprimées avec une exquise délicatesse, quelque chose de l’âme du musicien.

De sourds grondements se faisaient entendre. L’orage se rapprochait et de larges gouttes de pluie tombaient déjà, s’écrasant sur le sol de la terrasse.

Sa pensée se reportait vers Mme de Brayles. Cette jeune femme lui déplaisait de plus en plus. Son insinuation de tout à l’heure était complètement déplacée. Et il était impossible à Valderez de ne pas remarquer ses manœuvres de coquetterie à peine déguisées autour d’ Élie, — non moins d’ailleurs que la froideur de plus en plus accentuée de celui-ci à l’égard de son amie d’enfance.

Depuis quelque temps, Valderez se demandait si les torts de M. de Ghiliac envers sa première femme avaient été tels que semblaient le faire croire les paroles dites naguère par la marquise douairière, et celles prononcées tout à l’heure par Roberte. En tout cas, il n’était pas impossible que Fernande en eût aussi, qui pouvaient peut-être expliquer, sinon excuser complètement ceux de son mari. Claude l’avait montrée à Valderez frivole et exaltée, peu intelligente, incapable de comprendre une nature comme celle d’Élie, tellement jalouse qu’elle épiait toutes ses sorties et lui adressait des reproches accompagnés de crises de nerfs aussitôt que le moindre soupçon lui venait à l’esprit. Évidemment, ce n’était pas le moyen de gagner le cœur d’un homme de ce caractère.

Et au fond, maintenant, — bien qu’elle ne s’expliquât toujours pas son attitude le jour de leur mariage et les mois suivants, — Valderez le croyait bon, susceptible de procédés délicats, comme le démontrait sa conduite à son égard. Depuis quelque temps, elle sentait chaque jour s’écrouler, tout doucement, quelque chose de cette barrière qui s’était dressée entre eux. Et les prunelles bleues se faisaient si étrangement caressantes en se posant sur elle !

Un éclair enveloppa tout à coup la jeune femme. Un grondement sec se prolongea, faisant trembler les vitres.

Valderez recula machinalement. Une autre lueur fulgurante venait d’éclairer son esprit, lui montrant en toute clarté le sentiment qui s’était développé en elle, qui y régnait maintenant. Elle aimait Élie… elle l’aimait de telle sorte qu’elle souffrirait profondément s’il s’éloignait d’elle encore.

Oui, ce n’était plus le devoir seul, comme elle le croyait tout à l’heure, qui l’attachait à lui. Elle aimait cet homme énigmatique, amour timide et tremblant qui n’aurait osé se montrer et s’épanouir, car une défiance flottait toujours dans l’âme de Valderez, comme une trace subtile du poison versé par une main criminelle.

Et précisément, l’avertissement de sa belle-mère lui revenait à l’esprit : “Peut-être se plaira-t-il à faire naître en vous des impressions qu’il analysera ensuite dans un prochain roman.” Ah ! si cela était !… et s’il savait…

Non, il ne saurait pas ! Elle lui déroberait son secret, tant qu’elle ignorerait ce qui se cachait sous la douceur tendre de ce regard qui faisait battre son cœur.

Elle répéta avec un mélange d’angoisse et de bonheur :

Je l’aime !… Je l’aime !

Au dehors, la pluie tombait maintenant avec violence, et sans que la jeune femme, absorbée dans ses pensées, s’en aperçût, elle mouillait la robe de crêpe de Chine rose pâle ornée de délicates broderies, qui donnait aujourd’hui un éclat particulier à sa beauté.

Elle se rendait compte, maintenant, de l’impression produite sur lui par l’aveu naïvement fait de l’impossibilité où elle se trouvait de l’aimer. Une telle déclaration avait dû sembler singulièrement mortifiante à cet homme idolâtré, — venant surtout de cette humble jeune fille qu’il avait daigné choisir et qui devait exciter l’envie de toutes les femmes. Son orgueil n’avait pu le supporter, — et Valderez avait porté la peine de sa franchise. Avait-il peu à peu réfléchi ? Se disposait-il à oublier et à pardonner ?

Depuis un moment, le piano avait cessé de se faire entendre. Une silhouette masculine apparut tout à coup au seuil d’une porte restée ouverte, au moment où une nouvelle lueur éclairait la jeune femme immobile.

Mais à quoi songez-vous donc ? s’écria la voix d’Élie, vibrante et inquiète.

Saisie par cette apparition subite au moment où elle pensait à “lui” si intimement, Valderez sursauta et eut un mouvement en arrière.

M. de Ghiliac, qui s’avançait vers elle, s’arrêta au milieu du salon.

Vous ai-je donc fait peur ? dit-il froidement.

Non… mais je ne vous avais pas entendu… et, d’ailleurs, je suis un peu énervée par l’orage, balbutia-t-elle en rougissant.

Je vous prie de m’excuser, dit-il avec la même froideur. Il est vrai que je suis entré un peu brusquement… Mais comment restez-vous là avec cette robe légère ? La température a extrêmement fraîchi, et vos névralgies ne vont pas se trouver bien d’un traitement de ce genre, j’imagine. En souffrez-vous toujours ?

Oui, toujours autant.

Il dit d’un ton adouci :

Je crois que tout ce mouvement, que cette existence à laquelle vous n’êtes pas accoutumée vous fatiguent. Reposez-vous donc complètement ce soir, retirez-vous dans votre appartement, je me charge de vous excuser près de nos hôtes.

Oh ! non, pas pour une névralgie ! Il n’est pas dans mes habitudes de me dorloter ainsi.

Eh bien ! vous le ferez pour m’obéir. Et une autre fois, quand il y aura de l’orage, vous ne resterez pas près d’une fenêtre, de manière à recevoir la pluie sur vous.

Vraiment, je n’y pensais pas ! murmura-t-elle.

Elle passa la main sur son front. Ses nerfs étaient sans doute très tendus, car elle sentait des larmes qui lui montaient aux yeux. Très vite, pour qu’il le ne les vît pas, elle tendit la main à M. de Ghiliac :

Puisque vous l’exigez, je remonte. Bonsoir, Élie.

Ses doigts frémirent un peu sous la caresse du baiser qui les effleurait.

Bonsoir, Valderez ! Reposez-vous bien, et revenez-nous demain complètement délivrée de cette névralgie.

Il la regarda s’éloigner, puis, machinalement, vint s’asseoir près de la table où se trouvait l’ouvrage de Valderez. Appuyant son front sur sa main, il murmura avec amertume :

Encore ce recul… Et j’ai vu des larmes dans ses yeux. Qu’a-t-elle donc ? Cette âme limpide, rayonnant dans ses yeux pleins de lumière, ne livre pas son secret. Mais je ne puis plus vivre ainsi. Il faut que je sache ce qui existe sous cette soumission gracieuse, sous cette douceur charmante… Il faut que je sache si je suis aimé. Car, en vérité, je connais tout de cette âme droite et candide — sauf cela. Et ne serait-ce pas parce qu’elle l’ignore elle-même ?



À suivre...


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