Chapitre XV

Chapitre XV

Il n’était décidément plus question de pôle Nord. Le marquis de Ghiliac, comme il l’avait annoncé à Mme de Brayles, s’installait pour l’été et l’automne à Arnelles, ainsi que le démontrait l’arrivée de tout son personnel, de ses voitures et de ses chevaux. Cette année, Saint-Moritz, Ostende et Dinard l’attendraient en vain. Il leur préférerait, cette fois, les ombrages de son parc aux arbres séculaires, la floraison superbe de ses jardins, le calme majestueux des grands salles du château, — et peut-être aussi la jeune châtelaine.

Il s’était remis à la reconstitution de ces mémoires qu’il voulait faire publier avec une préface et des commentaires de lui. Pour ce travail, Valderez lui était, paraît-il, indispensable, aucun de ses secrétaires ne sachant comme elle déchiffrer ces écritures pâlies et ce vieux français quelquefois incorrect. La jeune femme fut donc sollicitée de venir passer quelques heures chaque jour dans son cabinet de travail, la bibliothèque, exposée au midi, étant fort chaude en cette saison. Le parfum détesté d’elle en avait disparu, les fleurs aux senteurs trop fortes en étaient bannies. Valderez n’aurait eu aucune raison pour refuser, en admettant qu’elle pût en avoir l’idée, — ce qui n’était pas, car elle savait que, quelle que fût la crainte qui l’obsédait encore, elle devait se prêter à un rapprochement, s’il le voulait.

Chaque jour, elle vint donc s’asseoir près de lui, dans la grande pièce d’un luxe si délicat, où les stores abaissés entretenaient une agréable fraîcheur. La lecture parfois laborieuse des manuscrits n’occupait pas toutes ces heures ; M. de Ghiliac entretenait sa femme de maints sujets différents, et, en particulier, du roman dont il préparait le plan. Celui-ci fut soumis à Valderez, qui dut donner son avis et faire ses critiques. Or, jusqu’ici, jamais pareil fait ne s’était produit. Demander conseil à une femme, lui, l’orgueilleux Ghiliac ! Et accepter de voir ses idées discutées par une enfant de dix-neuf ans, qui se qualifiait elle-même sincèrement d’ignorante !

Mais cette enfant avait les yeux les plus merveilleusement expressifs qui se pussent voir, et de la petite bouche délicieuse sortaient des mots profonds, des appréciations délicates et élevées, qui semblaient probablement fort fignes d’attention à M. de Ghiliac, puisqu’il les sollicitait et les recueillait précieusement.

Son attitude des premiers jours n’avait pas varié. Sa courtoisie revêtait maintenant une nuance d’empressement chevaleresque, son regard sérieux avait, en se posant sur Valderez, une profondeur mystérieuse qui la faisait frémir, non de crainte, comme quelque temps auparavant, mais d’un émoi un peu anxieux. La gêne d’autrefois avait presque complètement disparu pour elle, devant cette attitude nouvelle qui transformait M. de Ghiliac. Et c’était fort heureux, car leurs rapports devenaient continuels. Ce n’étaient sans cesse que promenades, visites chez les châtelains d’alentour, séances de musique à deux, leçons d’équitation, de sports à la mode données par lui-même à la jeune femme, dont la souple adresse et les progrès rapides paraissaient ravir ce sportsman hors de pair.

Valderez se prêtait à tout avec une grâce aimable. Et ce qui n’avait été d’abord que soumission aux désirs de son mari devenait un plaisir, car elle était jeune, bien portante, accoutumée à l’exercice et à la fatigue par sa vie aux Hauts-Sapins, toute prête donc à goûter les longues promenades à cheval dans les sentiers pittoresques de la forêt d’Arnelles, ou les parties de tennis sous les vieux arbres centenaires, à l’heure matinale où la rosée des nuits rafraîchit encore l’atmosphère.

Et ils étaient presque toujours seuls tous deux, et Valderez se demandait toujours avec la même angoisse quel mystère se cachait sous ce regard si souvent fixé sur elle.

Une immense surprise lui avait été réservée peu de temps après le retour d’Élie, à propos du baptême de Benaki. M. de Ghiliac, le plus simplement du monde, déclara qu’il serait parrain, avec sa femme comme marraine. Tout Vrinières en fut ahuri. Et le curé, admis à faire la connaissance de ce paroissien si peu exemplaire, aperçu seulement de loin au cours de ses séjours à Arnelles, le trouva si différent de ce qu’il pensait, si aimable et si sérieux que, du coup, Élie gagna un admirateur de plus.

Il est impossible que vous n’arriviez pas à vous entendre avec lui, madame, déclara-t-il à Valderez en la revoyant peu après. Qu’il ait eu des torts envers sa première femme, envers sa fille, envers vous aussi, je ne le nie pas. Mais cette nature-là doit avoir une certaine somme de loyauté, elle doit posséder des qualités qu’il s’agit pour vous de découvrir. La défiance vous glace, ma pauvre enfant ; essayez chrétiennement de la surmonter, si vous voulez arriver à voir un jour tout malentendu cesser entre vous et lui.

Oui, la défiance était toujours là. Et le changement réel d’Élie venait encore augmenter la perplexité de la jeune femme. Elle le voyait très affectueux pour Guillemette, généreux et bon à l’égard de Dubiet, soucieux de procurer à Benaki une suffisante instruction, et une bonne éducation morale. Elle le voyait conduire sa femme et sa fille chaque dimanche à l’église dans le phaéton attelé de ces vives et superbes bêtes dont il aimait à dompter la fougue, et assister près d’elles à la messe. Quel sentiment le guidait en agissant ainsi ? Pourquoi se montrait-il si différent de celui qu’elle avait connu quelques mois auparavant ?

Vers la fin de juillet, il l’emmena à Paris pour commander des toilettes. Personne n’avait un goût plus sûr et une plus grande horreur de la banalité et du convenu. Personne, non plus, ne possédait à un degré plus subtil l’amour de l’élégance, de la beauté harmonieuse, du luxe sobre et magnifique. Valderez en fit cette fois l’expérience personnelle. Des merveilles furent commandées pour elle. Et d’abord, elle fut éblouie, un peu grisée même — car enfin, elle était femme, et elle aussi avait le goût très vif de l’élégance et de la beauté. Mais le bon sens chrétien, si profond chez elle, reprit vite le dessus, s’effara un peu des dépenses folles dont elle était l’objet.

Un jour, elle trouva dans son appartement un écrin renfermant un collier de perles d’une grosseur rare et d’un orient admirable. Un peu moins inexpérimentée maintenant, elle pouvait se rendre compte approximativement de la valeur énorme d’une telle parure. Le soir, en se retrouvant avec son mari dans le salon avant le dîner, elle lui dit, après l’avoir remercié :

Vraiment, tant de choses sont-elles nécessaires, Élie ? Cela m’effraye un peu, je l’avoue.

Il se mit à rire.

Quelle singulière question de la part d’une jeune femme ! Vous n’aimez donc pas les toilettes, les bijoux, toutes ces choses pour lesquelles tant de créatures perdent leur âme ?

Je les aime dans une certaine limite, et vous la dépassez, Élie. Ce collier est une folie.

Ce n’est pas mon avis. Du moment où je puis vous l’offrir sans faire de tort à personne, sans que notre budget risque pour cela de se déséquilibrer, je ne vois pas trop où se trouve la folie ?

Il souriait, l’air amusé, mais sans ironie.

Si, car il me sera pénible de penser que je porte sur moi des parures dont le prix soulagerait tant de malheureux, répondit-elle gravement.

Mais il faut songer, Valderez, que notre luxe, nos dépenses font vivre une certaine catégorie de travailleurs.

Je l’admets. Mais si ce luxe est exagéré, il excite l’envie et la haine. De plus il amollit l’âme et le corps. Je crois qu’une certaine modération s’impose.

Le juste milieu, toujours ! Ce terrible juste milieu si difficile à atteindre ! Vous y êtes, vous, Valderez. Mais moi, hélas !

Il riait, très gai, en offrant son bras à la jeune femme pour la conduire à la salle à manger dont le maître d’hôtel venait d’ouvrir la porte. Ce mondain égoïste avait-il compris le sentiment exprimé par elle ? Valderez en doutait. En tout cas, il souhaitait calmer les scrupules de sa femme, car le lendemain, comme elle entrait dans le salon où il l’attendait pour l’emmener en automobile à Fontainebleau, il lui remit un portefeuille à son chiffre en disant :

Je tiens à me faire pardonner ce que vous appelez mes folies. Dépensez vite pour vos pauvres les petits billets qui se trouvent là dedans, et demandez-m’en d’autres le plus tôt possible.

Comme elle ouvrait la bouche pour lui exprimer sa reconnaissance, il dit vivement :

Non, pas de remerciements ! Je vois dans vos yeux que vous êtes contente, cela me suffit.

Des actes de ce genre, accomplis avec une bonne grâce si simple et si chevaleresque, étaient bien faits pour toucher Valderez. Pourquoi fallait-il que ce doute fût toujours là ? Il empoisonnait sa vie, il maintenait la barrière entre Élie et elle.

* * *

À cette époque, le Tout-Paris avait commencé à fuir vers d’autres cieux. M. de Ghiliac, libéré de devoirs mondains, en profitait pour faire connaître à sa femme le Paris artistique. Il se montrait le plus aimable et le plus érudit des ciceroni, et Valderez oubliait les heures en regardant des chefs-d’œuvre, en écoutant la voix chaude et vibrante qui lui en faisait si bien détailler toutes les beautés. Le soir, il la conduisait au théâtre lorsqu’une pièce pouvait lui convenir, l’après-midi, ils faisaient des excursions en automobile, ou se rendaient au Bois. Ils rencontraient quelques personnalités parisiennes, qui s’empressaient de se faire présenter à la jeune marquise. Partout, Valderez était l’objet d’une admiration qui la gênait fort, mais amenait une lueur de contentement et de fierté dans le regard de M. de Ghiliac. La jeune femme le remarqua un jour, et se demanda avec anxiété si la nouvelle attitude d’Élie n’était pas due simplement à ce fait que, la beauté de sa femme flattant son orgueil, il se plaisait à s’en parer, à la faire valoir par l’élégance raffinée du cadre dont il l’entourait. Et pour apprivoiser la jeune provinciale récalcitrante, il se faisait aimable et sérieux, discrètement empressé…

Valderez se révoltait contre cette pensée qui venait trop souvent l’assaillir, depuis son séjour à Paris. Mais elle reparaissait toujours, quand elle croyait saisir dans les yeux d’Élie cette expression de joie orgueilleuse qui l’avait frappée, ou bien encore lorsqu’elle le voyait choisir avec soin quelqu’une des parures délicieuses destinées à rehausser la beauté de cette jeune femme auparavant délaissée par lui.

Quand les quinze jours fixés par M. de Ghiliac pour leur séjour à Paris furent écoulés, il demanda un soir à sa femme :

Désirez-vous rester encore quelque temps ici, Valderez ?

Je n’y tiens pas, et je serais même heureuse d’aller revoir ma petite Guillemette, qui trouve le temps si long. Voulez-vous voir sa dernière lettre, Élie ?

Il prit la feuille, couverte d’une écriture inhabile, la parcourut rapidement, et dit avec un sourire :

Eh bien ! retournons donc à Arnelles ! Je ne demande pas mieux, pour ma part. Nous profiterons, pour travailler, du temps qui nous reste encore avant l’arrivée de nos invités.



À suivre...

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire