Chapitre XVII

Chapitre XVII

« Je regrette vraiment, ma chère Gilberte, que vous n’ayez pas consenti à m’accompagner à Arnelles. L’automne y est particulièrement délicieux cette année et vous auriez pu assez facilement vous isoler quelque peu de l’existence trop mondaine que l’on y mène. La jeune châtelaine elle-même vous y aurait aidée, car elle vous comprendrait si bien ! Ah ! la merveilleuse créature ! Si jamais je pensais, en offrant à Élie votre pauvre petite filleule, qu’elle serait cette femme idéale dont personne — même pas celles qui la haïssent — ne songe à contester la beauté sans défaut et la grâce aristocratique ! Et je vous avoue que j’ai été absolument stupéfait en voyant avec quelle aisance elle faisait les honneurs de chez elle.

« Quel changement pourtant avec ses Hauts-Sapins ! Je me rappelle ses pauvres vieilles robes, qu’elle faisait durer tant qu’elle pouvait. Et maintenant, elle paraît tout aussi à l’aise dans ses toilettes, dont la moindre a été payée une somme qui eût suffi à faire vivre sa famille pendant plusieurs mois. Des toilettes choisies par Élie ! C’est tout dire, n’est-ce pas ? Son sens si vif de l’harmonie et de la beauté, le tact, le goût sérieux et délicat de Valderez devaient nécessairement écarter toutes les exagérations, toute la laideur et l’inconvenance des accoutrements féminins actuels. Aussi, votre filleule est-elle exquise et admirée au-dessus de toutes. Aussi inspire-t-elle un respect auquel les autres sont en train de perdre leur droit.

« Et le plus étonnant, à mes yeux, est que cette enfant ne semble aucunement grisée par un pareil changement d’existence ! L’autre soir, je lui faisais compliment d’une certaine robe mauve garnie d’un point d’Argentan qui m’a paru d’une extraordinaire beauté et a fait, je le sais pertinemment, bien des envieuses, — à commencer par Hermine, qui n’en possède pas de semblable. Elle me répondit avec ce sourire ravissant dont je vous ai parlé :

« — Je suis moins fâchée de porter des dentelles de ce prix depuis que je sais qu’elles font vivre des ouvrières bien intéressantes et que j’aide ainsi au rétablissement d’une industrie qui permet aux femmes de travailler chez elles. Mais cela… cela !…

« Elle désignait les diamants qu’elle portait ce soir-là.

« — … Figurez-vous, mon cousin, que je n’ose plus mettre mon collier de perles depuis que Claude m’a appris ce qu’il valait. C’était justement, de toutes mes parures, celle que je préférais. Mais c’est épouvantable, une pareille fortune qui dort, sans profiter à personne.

« — Elle ne profite pas davantage dans son écrin que sur vos épaules, ma chère enfant, répliquai-je en riant, bien qu’au fond je fusse ému de ce scrupule qui n’existe certes chez aucune de ces dames, même chez Claude, si sérieuse qu’elle soit devenue.

« — Évidemment. Mais enfin, c’est fou de la part d’Élie, n’est-ce pas, mon cousin ? Et je vous avoue que le luxe outré qui règne ici, le train de vie que l’on y mène sont un peu effrayants pour moi.

« Elle était délicieuse en parlant ainsi avec son air de grave simplicité.

« — Eh bien ! il faut obtenir de votre mari qu’il change un peu cela, répliquai-je.

« Elle rougit légèrement, et mit la conversation sur un autre sujet.

« De plus en plus, je suis persuadé qu’Élie en est profondément épris. Et déjà elle l’a changé. Comme je vous le disais dans ma dernière lettre, il est plus sérieux, moins sceptique et moins railleur. C’est, en outre, un jeune père charmant, très affectueux, et de plus, lui, qui ne se souciait pas des enfants, s’intéresse à ses neveux, aux Serbeck du moins, car François et Ghislaine de Trollens sont d’insupportables petits poseurs qu’il ne peut souffrir. On sent aussi qu’il exerce autour de sa femme une sollicitude discrète, mais incessante. Il paraît — c’est Claude qui m’a raconté le fait — que, quand sa mère présenta à son approbation la liste des invités aux séries d’Arnelles, il effaça plusieurs noms, entre autres celui de la comtesse Monali, qui a des toilettes si choquantes ; de Mme de Sareilles, dont la réputation laisse fort à désirer ; du marquis de Garlonnes, dont le divorce scandaleux a fait, l’année dernière, les plus beaux jours de le presse. Puis il a signifié à Éléonore, grande directrice du théâtre d’Arnelles, qu’il voulait que tous les projets de représentation lui passassent sous les yeux, car il n’entendait pas que l’on vît chez lui, comme cela s’est produit l’année dernière, des spectacles qui pussent offenser tant soit peu la morale.

« Vous devinez d’ici la fureur — concentrée naturellement — d’Hermine et d’Éléonore. M. de Garlonnes est un acteur mondain de premier ordre, la comtesse Monali a une voix superbe. Mme de Sareilles possède un entrain endiablé pour organiser des divertissements. Quant à la question théâtre, c’est l’arche sacro-sainte pour Éléonore, en passe de devenir une cabotine parfaite. Naturellement — et non sans raison — on a vu là l’influence de Valderez. Il est bien facile de s’apercevoir qu’Élie écarte d’elle, autant qu’il le peut, tout ce qui serait susceptible de la froisser. Il a compris certainement cette âme délicate, il l’admire et la préserve. Mais ce que peut faire cet homme en apparence si blasé, si sceptique et si froid, sa mère et Éléonore en sont incapables. L’âme de Valderez dépasse la compréhension de leurs âmes mesquines et envieuses, qui se contentent d’un minimum de moralité confinant souvent à l’amoralité.

« Cependant, elles n’osent lui susciter des tracasseries. Élie ne supporte pas qu’un blâme effleure sa femme, ainsi qu’Hermine a pu en avoir la preuve lorsqu’elle en a essayé, deux ou trois fois. Maintenant, elle n’y revient plus. Mais quelles rancunes couvent là-dessous !

« Vous me demandez ce que devient Roberte de Brayles ? Elle est constamment à Arnelles, plus souvent que les années précédentes, tourne sans cesse autour d’Élie et prend des allures de coquetterie provocante que ne paraît pas décourager la froideur de plus en plus glaciale de Ghiliac. Valderez ne peut manquer de s’apercevoir de ce manège. Et Élie s’en inquiète, car il m’a dit hier, en revenant du tennis :

« — Il faudra qu’à la première occasion je fasse comprendre à Mme de Brayles qu’elle ait à rester chez elle.

« Il avait, en disant cela, un certain air qui me donne à penser que Roberte n’aura pas l’idée d’y revenir, le jour où elle recevra cet ultimatum. Et je crois aussi, d’après quelques mots dits par lui, qu’il est très désireux d’éloigner de Valderez une femme qui doit, naturellement, la haïr de toutes les forces de son âme.

« La chère enfant est, d’ailleurs, entourée de jalousies effrénées. Mais la vigilance de son mari me rassure pour elle. J’avais raison de penser que cet homme-là valait beaucoup mieux que les apparences. Il est charmant pour moi. Est-ce par reconnaissance pour la perle rare que je lui ai procurée ? C’est possible, car, je vous le répète, je le crois très amoureux.

« Et elle ? Comment penser qu’elle ne l’est pas aussi ? C’est inadmissible, étant donné surtout qu’Élie semble absolument parfait pour elle, et qu’elle n’a rien à lui reprocher, puisqu’il a même supprimé complètement ses petits “flirts d’études”, comme il disait. Mais, alors, elle tient à bien cacher ses sentiments, car même devant nous, ses parents, elle est à son égard d’une réserve qui semblerait plutôt le fait d’une étrangère que d’une épouse. La chose me paraît d’autant plus singulière qu’elle se montre par ailleurs, pour Claude et Karl, pour le bon duc de Versanges et sa femme, pour moi-même, d’une spontanéité charmante et très affectueuse.

« Donnez-moi donc votre avis à ce sujet, ma chère Gilberte, ou plutôt, non, venez me l’apporter vous-même. Quoi que vous en disiez, le climat de Biarritz ne vous est pas indispensable. Et Valderez m’a chargé d’insister beaucoup près de vous, car elle désire vivement vous voir.

« Noclare est arrivé la semaine dernière, avec Roland. Il est redevenu fringant, et paraît vivre ici dans un émerveillement perpétuel. Son gendre est pour lui une divinité. Il a toujours la même pauvre cervelle, mais, fort heureusement, il ne l’a pas léguée à son aîné. Quel charmant garçon que ce Roland ! Le portrait moral de sa sœur, d’ailleurs. Cela dit tout.

« Nous continuons la série de ces superbes chasses à courre qui ont fait la réputation d’Arnelles plus encore que toutes les merveilles de ce domaine. Élie est toujours passionné là-dessus ; c’est un trait de race. Ses ancêtres ont tous été d’ardents veneurs. Valderez suit les chasses à cheval, elle monte admirablement et est l’amazone la plus ravissante qui se puisse rêver. Mais elle ne peut supporter de voir forcer le cerf et se tient toujours à l’écart, avec Claude qui a la même répugnance. Roberte, au contraire, ne boude pas devant la poursuite, ni devant le spectacle de l’hallali. Peut-être aussi, connaissant les goûts d’Élie, croit-elle ainsi lui plaire. En ce cas, elle se trompe bien, car il m’a dit l’autre jour, comme nous revenions d’une certaine chasse au faucon, qui avait été pour les amateurs un régal de choix :

« — Je ne puis blâmer absolument les femmes qui aiment les émotions de la chasse, mais je trouve pourtant infiniment plus délicat et plus féminin — et plus attirant aussi, pour nous autres hommes — le mouvement qui les éloigne de ce sport sanguinaire.

« — Comme Valderez ? ripostai-je en souriant.

« — Comme Valderez, oui. Elle perdrait à mes yeux quelque chose de son charme si je la voyais, comme Éléonore, Roberte et d’autres, assister impassible à la mort d’un animal. La sensiblerie est ridicule, mais la sensibilité est une des plus exquises parmi les vertus féminines, lorsqu’elle est bien dirigée, ce qui est le cas pour ma femme.

« Eh bien ! Gilberte, quand je vous disais ?… L’aime-t-il oui ou non ? »

* * *

Valderez, assise dans le salon blanc, finissait d’écrire à sa mère. Comme elle attirait à elle une enveloppe pour inscrire l’adresse, elle vit entrer M. de Noclare, tout pimpant, s’essayant visiblement, comme les snobs de l’entourage de M. de Ghiliac, à copier l’allure et le tenue de son gendre.

Je voudrais te parler, mon enfant. Mais tu es occupée ?

Non, mon père, j’ai fini. Asseyez-vous donc.

Il prit place sur un fauteuil près d’elle, tout en jetant un coup d’œil extasié autour de lui.

Dire que c’est ma fille qui est la maîtresse de toutes ces splendeurs ! Que te disais-je, Valderez, au moment de la demande d’Élie ? Regrettes-tu d’avoir accepté, maintenant ?

Il riait en se frottant les mains. Elle détourna les yeux, sans répondre, tandis que M. de Noclare, toujours loquace, poursuivit :

Tu es une reine ici… et je vais avoir recours à ton pouvoir. Figure-toi que pendant mon séjour à Aix, cet été, j’ai joué… un peu, et j’ai eu la malchance de perdre. J’ai écrit alors à Élie pour lui demander de m’avancer un trimestre de la pension qu’il nous fait, sans lui dire au juste pourquoi. Il m’a répondu en m’envoyant la somme, “sans préjudice de celle qui vous sera adressée comme à l’ordinaire”, ajoutait-il fort aimablement.

Oh ! mon père !

Elle le regardait avec une expression de douloureux reproche qui fit un instant baisser les yeux de M. de Noclare.

Il se mit à tourmenter nerveusement sa moustache grisonnante.

Eh bien ! oui, je n’ai pas été raisonnable… surtout la seconde fois.

Comment la seconde fois ?

Oui, je suis retourné à Aix dernièrement, pour tâcher de me rattraper. Mais décidément, il n’y avait rien à faire. J’ai perdu encore…

Une exclamation s’échappa des lèvres tremblantes de Valderez.

… Mon partenaire, fort galant homme, m’a donné du temps. Cependant, je ne puis tarder davantage. Or, ton mari seul peut me venir en aide. Il faut que tu lui demandes…

Moi ? dit-elle vivement avec un geste de protestation.

Oui, toi, parce que tu obtiendras la chose plus facilement que moi. D’ailleurs Élie, bien qu’il soit fort aimable à mon égard, me paraît intimidant dès qu’il s’agit de solliciter de lui quelque chose. Puis venant de ta bouche, la somme — quarante mille francs — lui paraîtra insignifiante. Cette petite broche que tu portes aujourd’hui à ton corsage vaut au moins cela…

Valderez se leva vivement, toute frémissante.

Quarante mille francs ! Est-ce possible ? Jamais je n’oserai demander cela à Élie après tout ce qu’il fait déjà pour ma famille !

Allons donc, qu’est-ce que cela pour lui ? Comme tu t’émeus pour peu de chose, ma fille ! Il sera trop heureux, au contraire, que tu lui donnes une occasion nouvelle de te faire plaisir. Et moi, je te promets de ne plus toucher à une carte, j’ai trop peu de veine. Mais il faut m’aider à sortir de ce mauvais pas.

Oh ! vous ne savez pas ce que me coûterait une telle démarche ! Demandez-lui vous-même, mon père !

Il eut un geste d’impatience irritée.

Comme tu es empressée à me rendre service et à m’épargner un ennui ! C’est charmant, en vérité !

Eh bien ! je lui en parlerai ! dit-elle avec un geste résigné.

Il lui prit les mains et les serra avec force.

À la bonne heure ! Pourquoi te faire prier pour une chose si facile, et si naturelle ?

Valderez eut envie de lui répondre :

Vous ne la trouvez pas si facile et si naturelle, puisque vous n’osez pas en parler vous-même à Élie.

Quand M. de Noclare se fut éloigné, Valderez enferma sa lettre dans l’enveloppe, sonna pour la remettre à un domestique, puis elle gagna la terrasse où, par ces belles matinées automnales, presque tièdes, aimait à se tenir la duchesse de Versanges, entourée d’un cercle plus ou moins nombreux, selon l’heure et les occupations de chacun.

En ce moment, elle n’avait près d’elle que M. d’Essil, Madeleine de Vérans et son fiancé, et Mme de Ghiliac, encore en tenue d’amazone, car elle venait de rentrer d’une promenade à cheval et s’était arrêtée au passage sur la terrasse.

Je croyais trouver Élie ici, dit Valderez.

Élie ? Il est dans la roseraie, répondit Mme de Ghiliac. En passant tout à l’heure par l’allée haute du parc, nous l’avons aperçu avec la princesse Ghelka, qui cueillait des roses.

Sous ses paupières un peu abaissées, elle jetait un coup d’œil sur sa belle-fille. Mais Valderez se trouvait tournée un peu de côté, et l’expression de sa physionomie échappa à la marquise.

Les voilà, dit M. d’Essil.

Élie arrivait en effet, et près de lui marchait la princesse Ghelka, dont les bras retenaient une gerbe de roses. En arrivant sur les degrés de la terrasse, elle l’éleva au-dessus de sa tête.

Voyez donc ! Elles sont magnifiques !

Vraiment, chère princesse, vous avez été l’objet d’une prodigalité bien rare ! s’écria en souriant Mme de Ghiliac.

Élie, qui atteignait en ce moment le dernier degré de la terrasse, tourna les yeux vers elle en ripostant froidement :

En vérité, ma mère, ne savez-vous pas depuis longtemps que je n’ai jamais refusé à une femme, quelle qu’elle soit, les fleurs qu’elle me demandait ?

Non, pas même aux pauvresses, ajouta gaiement le prince Sterkine. Te souviens-tu, Élie, de cette vieille femme qui nous accosta, il y a deux ans, comme nous sortions d’une soirée au palais royal de Stockholm, et me demanda l’orchidée que je portais à ma boutonnière, pour sa petite-fille malade qui aimait tant les fleurs ?

M. de Ghiliac inclina affirmativement la tête, tout en approchant un siège de celui où venait de s’asseoir sa femme.

Je la lui donnai, et spontanément, tu lui remis aussi la tienne.

Eh oui ! pauvre vieille ! Mais j’ai maintenant un grand remords de n’y avoir pas joint quelque chose de plus substantiel. Le geste n’était pas mal, mais il y manquait quelque chose… N’est-il pas vrai, Valderez, vous qui êtes si experte en charité ?

Il s’asseyait près de la jeune femme, et la regardait en souriant, avec une douceur émue qui ne pouvait manquer de frapper ceux qui étaient là.

Elle sourit aussi en répondant :

Il est certain que votre orchidée n’a pas dû soulager beaucoup, matériellement, ces pauvres femmes. Mais qui sait si elle n’a pas aidé au rétablissement de la jeune fille, par le plaisir que sa vue lui a causé ?

Je veux l’espérer. Mais maintenant, je ferais le geste complet.

Le demi-geste était déjà charmant, dit en riant Mme de Versanges. Mais faut-il penser, Élie, que vous attachez une importance seulement aux fleurs offertes spontanément ?

Pour mon compte personnel, oui. Je suis ainsi fait, — c’est peut-être une très grave imperfection, — que je considère le don spontané comme le seul dont on puisse tirer une déduction quelconque.

Il souriait à demi, et une lueur d’ironie traversait son regard qui, après avoir effleuré la physionomie mobile de la princesse Ghelka, se portait sur celle de sa mère, légèrement crispée.

Je suis tout à fait de votre avis, dit M. d’Essil, dont la mine aurait démontré à un observateur la satisfaction que lui causaient les paroles d’Élie. Et ce que vous dites est vrai surtout en affection.

Une petite discussion s’ensuivit, là-dessus, entre la princesse Ghelka et lui.

M. de Ghiliac écoutait, silencieux, l’air distrait, en jouant avec un bouton de rose à peine entr’ouvert, qu’il tenait à la main.

Où allez-vous ? demanda-t-il à mi-voix en voyant Valderez se lever.

Il faut que j’aille dire un mot à miss Ebville, qui doit se trouver dans le parc, avec les enfants.

Je vous accompagne.

Il se leva à son tour et, se penchant un peu, glissa la rose à la ceinture de la jeune femme :

C’est une de celles que vous aimez, et je l’ai cueillie pour vous.

M. d’Essil et le prince Sterkine, qui paraissaient s’amuser infiniment, échangèrent un regard malicieux. La blonde Roumaine baissait le nez sur ses roses ; Mme de Ghiliac, relevant d’un geste nerveux son amazone, se dirigea vers l’entrée du château.

Eh bien ! est-elle donnée spontanément, cette fleur-là, chuchota M. d’Essil à l’oreille du jeune homme, en regardant un peu après le marquis et sa femme qui s’en allaient vers le parc.

Oui… comme son cœur, répliqua le prince Michel avec un gai sourire.

À peine Élie était-il un peu éloigné de la terrasse, qu’il demanda :

Qui donc a indiqué à la princesse Ghelka ma présence dans la roseraie ?

Je l’ignore, Élie.

Il faudra que je m’informe, car je ne souffrirai jamais que l’on se permette de venir ainsi me poursuivre partout.

Sa voix vibrait d’irritation, et son front se creusait d’un grand pli de contrariété.

Ils contournaient, à ce moment, une des pelouses. Au-delà, ils aperçurent, s’en allant vers les serres, Roland de Noclare escorté de Benaki. Le jeune garçon, que tous les plaisirs mondains d’Arnelles ne tentaient guère, avait entrepris de continuer l’instruction religieuse du négrillon. Et Benaki, ravi, le suivait maintenant comme son ombre.

Ce pauvre Roland m’a appris, hier, que vous n’aviez pu faire changer les idées de votre père relativement à sa vocation ? dit M. de Ghiliac.

Hélas ! non ! Je me suis heurtée à une décision arrêtée.

Cependant, cette vocation me paraît sérieuse. J’ai fait causer Roland, je vois la façon dont il se comporte ici, dans ce milieu qui griserait tout autre jeune homme de son âge. De la part de votre père, cela devient un entêtement réel. Vous plairait-il que je lui en parle moi-même, et que j’essaie à mon tour de le faire revenir sur sa résolution ?

Valderez eut une exclamation joyeuse.

Oh ! vous feriez cela, Élie ? À vous, il n’osera pas refuser. Mais je ne songeais pas à vous le demander, parce que, d’après ce que vous m’aviez dit un jour, je vous croyais un peu dans les mêmes idées que lui.

Non, je suis d’avis qu’il faut toujours respecter une vocation sérieuse et éprouvée. Je lui en parlerai dès demain… Mais dites-moi donc ce qui vous tourmente ? Car je vois fort bien à votre physionomie que vous êtes soucieuse.

Elle rougit un peu. Ce n’était pas première fois que ce terrible observateur lui révélait ainsi qu’elle était de sa part l’objet d’un examen vigilant.

Il est vrai que je suis un peu inquiète et… bien tourmentée, comme vous le dites, Élie. Mon père vient de m’apprendre tout à l’heure, qu’il avait joué à Aix… et perdu.

Je le savais. Mais tout cela a été réglé.

Oui, grâce à votre générosité ! dit-elle avec un regard de reconnaissance. Mais, hélas ! il a recommencé ! Et, cette fois, c’est une somme énorme…

Combien ?

Elle dit en baissant la voix et en rougissant de confusion :

Quarante mille francs !

Eh bien ! nous verrons encore à le sortir de là. Il ne faut pas vous faire de tracas à ce sujet, surtout !

Si, car je suis bien inquiète de voir mon père revenir à ses anciennes habitudes, à cette terrible passion qui a été la cause de sa ruine… Et puis, il me coûte beaucoup de penser qu’après avoir tant fait pour les miens, vous êtes obligé encore…

Il l’interrompit d’un geste vif.

Ne parlons pas de cela, je vous en prie ! Ce que je fais est absolument naturel, puisque votre famille est devenue la mienne. Mais je comprends votre inquiétude relativement à votre père. Il faudra que je lui parle sérieusement à ce sujet… Tenez, voyez donc là-bas notre petit diablotin !

Il désignait, tout au bout de l’allée où ils s’étaient engagés, Guillemette qui courait, poursuivie par ses cousins.

… Quel entrain elle a maintenant ! Et elle se fortifie étonnamment. Quel est donc votre secret, Valderez ?

Je l’ai soignée de mon mieux, voilà tout, et surtout je l’ai aimée, pauvre mignonne !

Oui ! surtout… Dans le cœur est l’étincelle toute puissante qui opère des miracles de rénovation morale, dans le cœur est la source des grandes révolutions d’âme. C’est en aimant purement, fortement, que l’homme devient vraiment digne de ce nom.

Il prononçait ces mots comme en se parlant à lui-même. Sa voix avait des vibrations profondes, et il y passait un frémissement d’émotion intense.

Valderez ne répliqua rien. Une douceur mystérieuse l’étreignait tout à coup et faisait palpiter son cœur.

Guillemette, ayant aperçu son père et sa belle-mère, accourait vers eux. Un cri perçant retentit tout à coup. L’enfant venait de tomber étendue de tout son long.

M. de Ghiliac et Valderez s’élancèrent d’un côté, miss Ebville de l’autre. Ce fut Élie qui releva la petite fille. Les genoux avaient été fort endommagés par les graviers de l’allée. M. de Ghiliac la prit dans ses bras et Valderez étancha le sang qui coulait. Puis ils revinrent tous vers le château, Guillemette portée par son père qui lui parlait avec douceur en essuyant ses larmes.

Comme ils arrivaient en vue de la terrasse, ils virent Mme de Brayles qui s’apprêtait à en gravir les degrés. En les apercevant, elle revint sur ses pas et s’avança vers eux.

M. de Ghiliac n’avait pu retenir un froncement de sourcils. Et ce fut d’un ton très bref qu’il demanda :

Que vous arrivez-t-il, Roberte ? Vous avez oublié quelque chose hier ?

Le ton et la question dérogeaient quelque peu aux habitudes de courtoisie du marquis. Roberte rougit, sa physionomie eut une crispation légère. Mais elle répliqua avec un sourire :

Aucunement ! Je viens déjeuner, comme m’y a invitée hier votre mère, Élie.

Ah ! j’ignorais ! dit-il froidement en effleurant du bout des doigts la main qui lui était tendue.

Qu’a donc cette pauvre petite ? interrogea Roberte sans se démonter.

Elle vient de tomber et s’est abîmé les genoux ! répondit Valderez qui, inconsciemment, prenait, elle aussi, une attitude très froide.

Vraiment ? Bah ! ce ne sont que des écorchures ! Et je m’étonne que vous, Élie, la dorlotiez ainsi.

Étonnez-vous, Roberte, cela vous est permis… et vous n’en avez pas encore fini avec moi, car on ne m’a pas surnommé pour rien “le sphinx”, riposta-t-il avec un sourire de sarcasme. Excusez-nous de vous quitter, mais il faut que nous allions soigner ces pauvres petits genoux-là.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers une ses entrées du château, M. de Ghiliac dit à sa femme :

Je vais prier ma mère d’espacer ses invitations à Mme de Brayles. On ne voit plus qu’elle ici, maintenant. Et je me doute que vous n’avez guère de sympathie pour cette cervelle futile, pas plus que moi, du reste.

Mais si votre mère aime à la voir souvent ?

Un petit rire bref et moqueur s’échappa des lèvres d’Élie.

Voilà une affection qui aurait poussé bien spontanément ! Ma mère, il y a quelques mois, ne pouvait la souffrir. Elle a changé tout à coup… et je sais bien pourquoi, acheva-t-il entre ses dents.



À suivre...


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