Chapitre XVIII

Chapitre XVIII

Valderez, debout devant la grande psyché, jetait un dernier coup d’œil sur la toilette qu’elle venait de revêtir. Il y avait, ce soir, au château de la Voglerie, un dîner suivi d’une soirée au cours de laquelle devait être présentée une œuvre de M. de Ghiliac. Pour cette petite comédie, spirituelle et délicieusement écrite comme toujours, il avait voulu que Valderez lui donnât son avis, lui suggérât des idées, de telle sorte qu’elle avait été, en toute réalité, la collaboratrice de l’écrivain si jaloux auparavant de son indépendance absolue.

La robe de moire blanche à reflets d’argent tombait en plis superbes autour de la jeune femme. Des dentelles voilaient ses épaules, et le collier de perles mettait un doux chatoiement sur la blancheur neigeuse de son cou. Elle n’avait pas un bijou dans sa chevelure, qui était bien, d’ailleurs, le plus magnifique diadème que pût désirer une femme. Et l’élégance sobre et magnifique de cette toilette rendait sa beauté plus saisissante que jamais.

C’est un rêve de regarder madame la marquise ! s’écria la femme de chambre avec enthousiasme.

Valderez eut un sourire distrait. Elle revint vers sa chambre pour prendre son éventail. Son regard tomba sur le bouton de rose cueilli ce matin par Élie, et posé par elle sur une petite table, quand elle s’était déshabillée. Elle le prit entre ses doigts et le considéra longuement.

Il l’avait cueilli “pour elle”. S’il fallait en croire les apparences, il ne pensait qu’à elle, il ne cherchait que les occasions de lui plaire, d’éloigner d’elle tout souci. Et tout en lui, ses actes, ses paroles, son regard lui disaient qu’elle était aimée.

Pourquoi craignait-elle encore ? Pourquoi se souvenait-elle tout à coup de la plainte angoissée du poète ?

Son regard ? Je le vois sur moi doux et charmeur,
Mais son âme ? Peut-être est-elle froide et sourde ?

Ah ! qui pénétrerait dans la pensée intime ?
Qui la devinerait ?
Hélas ? ô désespoir ?
Pour y lire, il n’est pas ici-bas de savoir[1].

Non ! pas ici-bas ! songea-t-elle. Mais vous, mon Dieu ! le connaissez, cet être étrange en qui je n’ose croire encore. Vous ne permettrez pas, s’il est sincère, que je conserve encore quelque chose de cette défiance. Il a été vraiment si bon, ce matin !

Elle s’approcha d’un petit socle supportant une Vierge de marbre, glissa la rose au milieu des fleurs trempant dans un vase de cristal et laissa une ardente invocation s’échapper de ses lèvres, de son cœur surtout. Puis elle se dirigea vers la chambre de Guillemette, que sa chute condamnait à l’immobilité pour quelques jours.

Oh ! maman ! que vous êtes belle ! s’écria l’enfant en joignant les mains. Personne n’est aussi jolie que ma maman chérie, n’est-ce pas, miss Ebville ?

Oh ! non ! bien certainement ! répliqua avec spontanéité la jeune Anglaise, très attachée à Valderez, toujours délicatement bonne à son égard.

Je voudrais que vous restiez là, près de moi, bien longtemps, maman ! dit câlinement la petite fille en baisant la main de sa belle-mère.

Voyez-vous, cette petite exigeante ! Il faut, au contraire, que je m’en aille bien vite pour ne pas faire attendre ton papa.

Oh ! papa ne vous dira rien, maman ! Grand’mère disait l’autre jour à tante Éléonore, en parlant de vous : “Elle pourrait bien le faire attendre deux heures qu’il ne lui adresserait jamais un mot de reproche !” Et elle avait l’air en colère, grand’mère ! Pourquoi, maman ?

Cela ne te regarde pas, et je t’ai déjà dit que les petites filles mal élevées seules répétaient ce qu’elles entendaient dire par leur grand’mère ou leur tante. Allons ! je vais te faire faire ta prière, puis je m’en irai vite.

Elle se courba vers le lit de l’enfant, qui ne pouvait se mettre à genoux ce soir, comme elle en avait la coutume, et passa son bras sous la petite tête brune. Guillemette, joignant les mains, dit lentement sa prière, les yeux fixés sur l’ange qui déployait ses ailes au-dessus du bénitier. La lueur voilée de rose de la lampe électrique éclairait le visage recueilli de l’enfant et celui de Valderez, grave et attentif.

Mon Dieu ! donnez le repos du ciel à maman Fernande ! Faites que mon cher papa vous connaisse et vous aime, ajouta l’enfant en terminant.

Et tout aussitôt, elle s’exclama :

Mais le voilà, papa !

La porte, demeurée entr’ouverte, et qui remuait légèrement depuis un instant, venait de s’ouvrir toute grande, livrant passage à M. de Ghiliac en tenue de soirée.

Suis-je en retard, Élie ? demanda Valderez.

Oh ! très peu ! L’automobile aura vite fait de rattraper cela. Et cette blessée, comment va-t-elle ?

Assez bien. Avec un peu de repos, tout se passera comme il faut, je l’espère.

Plusieurs jours de repos, entendez-vous, mademoiselle la petite folle ? Voilà une dure punition… Allons ! bonsoir, ma petite fille, et fais de beaux rêves avec les anges.

Il se pencha sur le lit et l’enfant lui jeta ses bras autour du cou.

Oh ! papa ! je rêverai à maman ! Elle est si belle ! Et les anges ne doivent pas être meilleurs qu’elle !

Enfant, la vérité sort de ta bouche. Valderez, malgré votre éloignement pour les compliments, il vous faut accepter celui de notre petite Guillemette.

Un regard d’admiration profonde et tendre enveloppait Valderez. Elle rougit légèrement et se pencha pour prendre la sortie de bal déposée en entrant sur un fauteuil. M. de Ghiliac l’aida à s’en revêtir, et, lorsqu’elle eut embrassé Guillemette, ils s’éloignèrent tous deux.

Le trajet, d’ailleurs assez court, fut silencieux. Valderez avait une menace de migraine qui la rendait somnolente. Cependant, il n’y avait plus trace, à l’intérieur de cette voiture, du parfum qui l’avait naguère impressionnée si désagréablement. M. de Ghiliac l’avait banni de partout et remplacé par la fine senteur d’iris, discrète et saine, qu’aimait la jeune marquise.

Si Valderez avait jamais désiré des satisfactions d’amour-propre, elle eût atteint, ce soir, le comble du bonheur. De l’avis de tous, jamais elle n’avait été plus idéalement belle. Et personne n’ignorait — M. de Ghiliac avait tenu à le faire savoir — qu’elle avait été la collaboratrice de son mari dans l’exquis petit chef-d’œuvre qui se jouait sur le théâtre de la Voglerie.

C’était un triomphal succès pour la jeune châtelaine d’Arnelles. Elle n’en paraissait point enivrée le moins du monde, et accueillait avec une grâce simple et réservée les compliments enthousiastes, l’encens subtil des admirations et des louanges que l’on brûlait devant elle comme devant son mari.

Mme de Ghiliac assistait la rage au cœur à ce triomphe de sa bru. Ce qu’elle avait tant redouté s’était produit : la jeune marquise rejetait dans l’ombre celle qui avait tenu si longtemps le sceptre de l’élégance et de la beauté. À quoi lui servaient la splendeur de sa toilette, les savants artifices destinés à entretenir son apparente jeunesse, les diamants qui la paraient ? — les célèbres diamants de famille qu’elle n’avait eu jamais l’idée d’offrir à sa bru, et qu’Élie, par déférence, ne lui avait jamais demandés. Oui, à quoi lui servait tout cela, près de cette Valderez qui portait, elle aussi, des parures royales, qui possédait sa beauté sans rivale, son charme si pur devant lequel tous s’inclinaient, et, en outre, recevait maintenant comme un reflet de la célébrité littéraire de son mari.

Mais elle avait encore quelque chose de plus précieux, de plus rare que tous ses joyaux, — l’amour d’Élie.

L’affection jalouse de la mère frivole et idolâtre ne pouvait supporter cette pensée. La froideur déférente de son fils lui avait paru jusqu’ici inhérente au caractère d’Élie. Mais elle se doutait maintenant qu’il pouvait être tout autre, — et elle savait que Valderez serait heureuse.

À tout instant, des gens plus ou moins bien intentionnés venaient lui faire des compliments sur sa belle-fille. Bientôt, excédée, le cœur gonflé de rancune, elle se retira, sous prétexte de chaleur, dans un petit salon moins éclairé, destiné aux personnes désireuses de trouver un peu de repos.

Cette pièce était vide. Mais Mme de Ghiliac y était à peine depuis cinq minutes lorsqu’un bruissement de soie lui annonça que quelqu’un allait troubler sa solitude. Et une rougeur de colère lui monta au visage en voyant apparaître Valderez au bras du comte Serbeck.

Ah ! vous êtes ici, ma mère ? Vous cherchez aussi une relative fraîcheur ?… je vous remercie, Karl. Laissez-moi maintenant. Je vais me reposer un peu, car vraiment cette migraine augmente et me rend mal à l’aise.

Si je prévenais Élie ? Vous pourriez rentrer à Arnelles…

Pourquoi le déranger ? J’attendrai fort bien ici, dans le calme et la lumière atténuée.

Oh ! j’imagine qu’il ne tient guère à s’attarder ! dit le comte avec un sourire d’amicale malice. Et je vais décidément le prévenir, car vous avez vraiment la mine fatiguée.

Non, Karl, non !

Mais, sans l’écouter, le comte Serbeck sortit du salon.

Valderez s’approcha d’une fenêtre et l’entrouvrit pour offrir un instant son visage brûlant à l’air frais du dehors.

Vous êtres bien imprudente, madame ! Avez-vous donc envie de mourir comme la mère de Guillemette ?

Elle se détourna au son de cette voix chantante et ironique. Mme de Brayles se tenait au seuil du salon.

J’ignore comment elle est morte, dit froidement Valderez.

Ah ! vraiment ?…

Roberte s’avança et vint se placer près de la jeune marquise. Celle-ci rencontra ses prunelles changeantes qui brillaient d’un éclat mauvais.

… Oh ! elle est morte d’une manière bien banale, bien fréquente ! C’était à une matinée à l’ambassade d’Espagne. Elle avait beaucoup dansé et, ayant extrêmement chaud, se plaça imprudemment près d’une fenêtre ouverte. Dans l’animation de la causerie, elle n’y accorda pas d’attention, et personne, autour d’elle, ne s’aperçut du danger qu’elle courait… Non, pas même son mari qui se tenait pourtant à peu de distance. Quelques jours plus tard, une congestion pulmonaire emportait cette pauvre Fernande. Vous voyez qu’il y a rien là que de très ordinaire ?

Très ordinaire, en effet, mais bien triste aussi, car cette pauvre jeune femme laissait son enfant après elle.

Oui, et avec un père qui s’en souciait beaucoup moins que de son chien favori… Puis-je vous demander de fermer cette fenêtre, madame ? Ce petit filet d’air me donne le frisson. C’est que je n’ai pas du tout envie de m’en aller comme Fernande ! Elle, la pauvre chère, n’en a peut-être pas été fâchée, après tout ! Sa santé était devenue si frêle, avec tous les soucis intérieurs qui étaient son lot, depuis le jour de son mariage ! Et elle devait bien se rendre compte que jamais l’union ne serait possible entre le caractère d’Élie et le sien.

Évidemment, c’était impossible, dit la voix brève de la marquise douairière qui, jusque-là, était demeurée silencieuse. La pauvre Fernande était absolument incapable de lui inspirer même l’attachement éphémère qu’il pourrait accorder à une autre femme, plus intelligente et plus fine.

C’est pourquoi on a pu colporter ce bruit stupide, invraisemblable…

Mme de Ghiliac se redressa brusquement sur son fauteuil.

Taisez-vous, Roberte ! Ne rappelez pas cet odieux potin de salon !

Les lèvres de Roberte eurent ce mouvement particulier à celles du félin qui s’apprête à déchirer une proie palpitante, et, de côté, son regard glissa vers la belle jeune femme qui s’était un peu détournée et redressait la tête, pour montrer sa désapprobation du tour que prenait l’entretien.

Un potin ridicule, en effet ! Personne n’y a cru. Voyez donc, madame, ce que c’est que le monde ! Il a suffi que l’on connût la désunion qui existait entre M. de Ghiliac et Fernande, pour qu’aussitôt, parti je ne sais d’où, se répandît le bruit que… lui seul s’était aperçu du danger couru par sa femme.

Valderez eut un brusque mouvement, et son regard, fier et anxieux à la fois, se posa sur la jeune veuve.

Je ne comprends pas, madame, que vous répétiez devant moi ces racontars !

Mais oui, de simples racontars, et qui n’ont rien enlevé à la considération fétichiste dont on entoure M. de Ghiliac. Il paraît que le fait de rester muet et impassible lorsqu’on voit un air presque sûrement mortel caresser les épaules moites d’une jeune femme délicate n’entre pas dans la catégorie des fautes impardonnables.

Roberte, taisez-vous ! s’écria presque violemment Mme de Ghiliac.

Oui, taisez-vous, madame ! dit Valderez d’un ton de fière autorité. La plus élémentaire délicatesse aurait dû vous interdire de répéter cette calomnie devant la mère et la femme du marquis de Ghiliac.

Roberte devint pourpre. Et dans le regard qui se fixait sur elle, Valderez vit luire une rage haineuse qui la fit frissonner.

Vous n’y croyez pas non plus ? C’est votre devoir, et nous savons que pour vous le devoir passe avant tout. Vous êtes la femme modèle, pourvue de toutes les perfections…

Mais, en vérité, dans quelle veine de compliments êtes-vous donc ce soir, Roberte ? dit la voix moqueuse de M. de Ghiliac.

Il entrait dans le petit salon, et son regard pénétrant effleurait tour à tour le visage contrarié de sa mère, celui de Mme de Brayles, rouge et animé, et la physionomie émue de Valderez.

Roberte, troublée par cette apparition inattendue, balbutia quelques mots en détournant son regard gêné. M. de Ghiliac s’approcha de sa femme et dit d’une voix qui, tout à coup, prenait des vibrations singulièrement douces :

Karl vient de m’apprendre que vous paraissiez fatiguée, et je vois aussitôt qu’il ne s’est pas trompé. Votre migraine a augmenté ?

Oui, beaucoup. Je me sens vraiment mal à l’aise.

Un frisson agita ses épaules.

Alors, partons vite ! Vous auriez dû me le dire plus tôt. La chaleur de ces salons donnerait la migraine à qui n’y serait pas disposé.

Je n’aurais pas voulu vous déranger…

Ah ! que m’importe ! Je me soucie bien d’autre chose que de cela ! dit-il avec un geste dédaigneux vers les salons d’où arrivaient les sons d’un air hongrois très à la mode cette année-là.

Il prit rapidement congé de sa mère, salua d’un mouvement de tête, plein de hauteur distante, Mme de Brayles qui n’avait pas encore repris son aplomb, et sortit du salon avec sa femme.

Roberte, portant à ses lèvres son petit mouchoir garni de dentelles, y mordit à pleines dents.

Ah ! oui, que lui importe ! murmura-t-elle d’une voix rauque. Que lui importe tout ! Pour lui, il n’existe qu’elle au monde. Les autres mendient en vain des parcelles de son cœur. Il n’y a rien, rien pour elles… rien pour vous non plus, sa mère ! Elle est tout pour lui, il n’a que cette affection unique.

Le visage de Mme de Ghiliac se contracta. Sans répondre, elle détourna la tête et parut s’absorber dans une songerie pénible, tandis qu’en face d’elle Roberte tordait machinalement entre ses doigts la mince batiste.

Au départ de la Voglerie, M. de Ghiliac avait jeté cet ordre au chauffeur : “Pressez, Thibaut !” Valderez, à peine dans la voiture, était tombée dans une sorte de torpeur. Elle ne s’apercevait pas qu’un regard anxieux ne la quittait pas, épiant la moindre contraction de son visage pâli ; elle n’avait qu’une impression vague, mais pourtant très douce, d’être entourée d’une vigilante sollicitude, de sentir de temps à autre une main soigneuse relever la couverture que le mouvement de la voiture faisait glisser. Un impérieux désir de repos, de solitude s’emparait d’elle ; il lui semblait qu’alors le cercle qui étreignait son front, la douleur lancinante qui martelait son crâne disparaîtraient instantanément.

Enfin, Arnelles était atteint. Au bras de M. de Ghiliac, Valderez gagna son appartement, où l’attendait sa femme de chambre.

Une boisson très chaude, vivement, je vous prie ! ordonna Élie. Et vous, Valderez, mettez-vous bien vite au lit. Vous devez avoir un peu de fièvre, vos mains brûlent et vos yeux sont brillants. Je vais faire venir le docteur Vangue…

Plaisantez-vous, Élie ? Pour une migraine ! Une nuit de repos et il n’y paraîtra plus.

Elle essayait de sourire, mais la souffrance était si vive que ce fut un pauvre petit sourire douloureux.

Eh bien ! dépêchez-vous de vous mettre à votre aise, de vous faire décoiffer, car cette merveilleuse chevelure doit être lourde sur ce pauvre front fatigué.

Il tenait ses mains entre les siennes, elle sentait sur elle la caresse ardente de ce regard. Et elle pensa tout à coup qu’il serait bon d’appuyer ce front douloureux contre son épaule, et de lui dire tout ce qui la tourmentait… et d’entendre aussi ce qu’il avait à lui dire.

Non ! pas ce soir, elle souffrait trop, ses idées s’égaraient un peu. Mais demain… il fallait que tout fût éclairci, elle avait l’intuition que, maintenant, Élie tiendrait à s’expliquer.

Bonsoir, Élie ! dit-elle faiblement.

Il se pencha, baisa longuement les deux petits mains qui frémissaient entre les siennes. Et quand il se redressa, leurs regards se rencontrèrent.

À demain, dit-il doucement.

Elle répéta : “À demain”, en dégageant lentement ses mains. Et son regard voilé par la souffrance s’éclaira une seconde à la flamme ardente des yeux d’Élie.



À suivre...



[1] I. R. — G.


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